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11 juin 2011 6 11 /06 /juin /2011 19:57

 

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Kagemusha, 1980, Akira Kurosawa, « AK », aussi dit « AK le Mac », Palme d'or, à égalité avec Que le Spectacle Commence, de Bob Fosse ; la mode était au partage, l'année d'avant c'était F.F.Coppola qui partageait sa récompense avec Volker Schlöndorff et, en 1982, Yol se retrouvait ex-æquo avec Porté Disparu. A l'époque on n’était pas solide sur ses appuis du côté de Cannes, pourtant l'histoire a fait ses choix et ce n'est que pour briller en soirée qu'on rappelle qu’Apocalypse Now et Kagemusha ont dû partager leur récompense.


« Celui qui ne comprend pas, celui qui s'empresse d'agir parce qu'il croit tenir les données de la situation, et s'en contente, celui-là périra, d'une mort misérable ». Gilles Deleuze, L'Image-mouvement


Kagemusha démarre arrêté avec un plan fixe et statique de six minutes où AK, ou Sensei pour les intimes, donne le la d'une fresque magistrale, comme un chef d’orchestre qui annihile son public et commande aux instruments avec son seul regard. Il leur donne six minutes pour s'accorder. La scène a tout d’une estrade de théâtre ; la disposition scénique, par laquelle deux personnages en arrière-plan se font les vigies d’une ombre étalée depuis le premier plan, rappelle le procès de Rashomon.


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Tout Kagemusha se trouve dans cette première scène. Le Double (le Kagemusha) tourne son dos, aux trois quarts, au seigneur et à son frère ; il les épargne de sa folie. L’utilisation de la profondeur, si caractéristique de la mise en scène chez AK, ouvre un abîme quasi-kierkegaardien entre le Seigneur et son Double, l’effet étant accentué par une bougie qui donne du volume à la pièce en projetant une ombre. L’ombre s’appuie sur le mur derrière le Seigneur et puise sa source dans le Double devant lui. Les mimiques concordent et le frère, imitation mondaine, fait figure de pâle copie. En cherchant à modeler l’ensemble de l’univers dans une unique équation, le physicien Paul Dirac révéla par mégarde l’antimatière, le double bâtard de la matière. Les deux ne peuvent se rencontrer sans s’évanouir dans une radiation de lumière. D’où l’abîme qui sépare le Seigneur et son Kagemusha. Et le mépris, et la lutte sociale. Le Seigneur méprise cette crapule qu’on lui présente comme un double fiable, et le Double d’éclater dans un rire biblique en lui renvoyant la poutre qui lui encombre les yeux : qui est le plus grand criminel entre le voleur de poules et l’usurpateur de souveraineté ? Criminologie de classe. Le Double, le fou, à être méprisé, devint méprisable. Il se remue comme un pantin et renvoie au Seigneur une image triviale de sa singerie drapée d’honneurs. Le motif est shakespearien : je suis prêt à tout. Technique de centralisation par rapport aux factions rivales : le Seigneur a à répondre de la civilisation. Il sort côté jardin, c’est un théâtre ; le double se prosterne, comme un acteur. On reprend donc, tout les thèmes de Kagemusha sont condensés dans cette scène : le baroque du masque, la folie du double, le théâtre de la vie ; la République aristocratique, la question du mérite, la valeur de la naissance ; surtout, le glissement subreptice de la lutte des classes à la lutte des places.


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Puis boum. Passés les prolégomènes prémonitoires, une scène toute en dynamique nerveuse où fulminent les pistons des cuissières d’un messager pressé, rappelle en une poignée de secondes qu’il s’agit d’un film de guerre. Le messager qui passe en courant devant toute la garnison et ses couleurs, s’il n’est qu’un obscur figurant, est au moins le porte-missive de Kurosawa : Monsieur nous offre du grand cinéma et du grand spectacle. Les soldats se lèvent à son passage, par amour du combat, mais aussi pour celle de la technique cinématographique. C’est pur, c’est gratuit, c’est beau, le tout sur des cuivres qui donnent comme du Chostakovitch. On est en 1573.


« L'oeuvre de Kurosawa est animée d'un souffle qui pénètre les duels et les combats. Ce souffle est représenté par un trait unique, à la fois comme synsigne de l'oeuvre et signature personnelle de Kurosawa : imaginons une épaisse ligne verticale qui va de haut en bas de l'écran, et qui se trouve barrée de deux lignes horizontales plus minces, de droite à gauche et de gauche à droite. C'est dans Kagemusha, la très belle descente du messager, constamment déporté à gauche et à droite. » Idem.


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L’entrée du messager dans le palais du Seigneur est extrêmement ritualisée. L’étiquette est aussi importante que le film. La société de cour tient dans un cube où des dispositions orthogonales font coffre, étoffe et volume. AK fait de la sociologie géométrique : ce n’est pas la personne mais la place qui fait le noble. Il s’agit de déceler les signes de ce film pour le comprendre, de chasser les traces qui persistent. Lorsqu’on voit ce page porter le tabouret à un chef de guerre : qui fait le chef ? Qui fait le page ? Le page se tient derrière le chef, lui aussi comme un double, amélioré ou dégradé. L’attention que porte AK à ce tabouret est le signe de son intérêt pour l’analyse positionnelle de ses personnages. AK semble rejeter les explications transcendantes. Il la chasse partout où elle se montre. Lorsque le Kagemusha prend ses quartiers dans les appartements du défunt Seigneur, son complice ouvre les placards à coulisses qui contiennent trois gardes cachés, qui apparaissent comme une résonance, une répétition affaiblie de l’ancien Seigneur. Ceux-là persistent. Là encore, AK insiste. Il dit que le Kagemusha, qui répète le Seigneur, n’est pas une personne, mais seulement une position. Sa position serait en péril sans leur présence devenue complice. De même, ces derniers n’ont pas de raison d’être sans le Kagemusha, certes lié par un contrat, mais lui aussi usurpateur, au moins au second degré. Dans tout le film, AK perd son temps à filmer des personnages dans des positions subalternes (serviteurs, etc.). Cette précision dénote une volonté de présenter un système de manière organique, sans se limiter aux héros. Dans le domaine des intrigues, tout le monde a potentiellement sa chance à prendre, à condition de correspondre aux codes en vigueur. Cette piste des positions désigne une forme de la République aristocratique.

 


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Kurosawa ne croit pas aux transmissions par le sang, mais par la compétence ; l’idéal républicain se calque sur le paysage des traditions. En termes de choix, Kurosawa tranche en faveur du Double au détriment du Fils, comme le rappelle la biographie des Cahiers du Cinéma sur Kurosawa, qui au passage se trouve être, ni plus ni moins, qu’une résumé habile de Comme une autobiographie, la vie de Kurosawa retracée par le menu à l’aide de ses propres soins. L’héritier est écarté au profit d’un technicien, qui se trouve être un acteur. Ce technicien remplit le fond de légitimité nécessaire pour maintenir la magie du pouvoir, par mimétisme. Pompe et faste sont les atours protecteurs du Seigneur copié. Le Kagemusha, ce technicien, a été approuvé par le groupe des aristocrates. Alors que son complice le présentait au reste du groupe, il lui demandait d’enlever son masque. Ordre risible s’il en est puisqu’il est un masque. Sa ruse, sa materia réside dans le fait de se fondre.


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La position du Fils dans ce tableau est celle d’un cocu ; elle n’est peut-être pas si simple. Pas seulement le fait qu'une transmission par le sang n'a pas de sens (même si bien des empires se sont casser la gueule pour des histoires de succession ratée : héritier incompétent, héritiers trop nombreux, etc.). S'il agit de la sorte, c'est aussi parce que son père l'écrase, que les généraux ne lui portent aucune considération. On le traite comme un naze, il joue son rôle jusqu'au bout. C'est aussi la jeunesse contre l'establishment, le mouvement contre la montagne. Alors que le Kagemusha prend son pied parce qu’il passe pour, le Fils subit les sillons virtuels des positionnements sociaux parce qu’on le fait passer pour. Et la mécanique est implacable : plus on le prend pour un naze, mieux il s’appuie sur l’obstacle pour proprement démontrer que c’est un naze. Il est enfermé dans un régime, quasi-juridique, celui du Naze à qui la fortune ne saurait sourire, parce que lui-même a été mis dans une position où il ne pouvait que faire la gueule. A l’inverse, le Kagemusha joue, il accepte l’illusio comme une main entre dans un gant. Ainsi il trompe les gens du palais, les espions – censés être des éclaireurs de mécanismes trompeurs -, les courtisanes, et le petit-fils du défunt Seigneur. Il adopte sa gestuelle et se frotte l’extrémité de la moustache comme le fantôme du Seigneur. Alors que des espions croient déceler en lui un double, le Kagemusha se permet un écart au regard de l’étiquette en passant en revue ses soldats au galop. Cette audace inquiète le groupe des aristocrates. Pourtant la légèreté prise avec les règles revient à légitimer ses mêmes règles, puisqu’elle emporte la conviction des espions. C’est comme François Mitterrand qui balance deux ou trois mots de verlans au cours d’une interview : une simple stratégie de condescendance qui ne fait que renforcer l’autorité du langage soutenu. Et de même que le Médicis de Latché n’aurait pas pu aller plus loin dans le verlan, le Kagemusha tombe de son cheval au bout de sa course au galop. L’audace trouve ses limites naturelles dans l’épuisement du sérieux.


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«S'il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur ce point précis: chez Dostoïevski, l'urgence d'une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d'abord chercher quelle est la question plus pressante encore. C'est ce que Kurosawa aime dans la littérature russe, la jonction qu'il établit entre Russie-Japon. Il faut arracher à une situation la question qu'elle contient, découvrir les données de la question secrète qui, seules, permettent d'y répondre, et sans lesquelles l'action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la grande forme: il dépasse la situation vers une question, et élève les données au rang de données de la question, non plus de la situation. Il importe peu, dès lors, que la question nous paraisse décevante, bourgeoise, née d'un humanisme vide. Ce qui compte, c'est cette forme du dégagement d'une question quelconque, son intensité plus que son contenu, ses données plus que son objet, qui en font de toute manière une question de Sphinx, une question de Sorcière.» Idem.


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Le Kagemusha semble absolument libre dans sa contrainte. S’il éprouve une empathie certaine pour la peau qu’il se charge temporairement de supporter, c’est plus un machiavélisme rieur qu’il laisse transparaître, pour ne pas dire une vengeance de classe. Il parvient même à un point de virtuosité exquis qui lui permet de suspendre momentanément les règles de l’illusion pour envoyer un clin d’œil complice au frère du Seigneur, tout en annonçant à ses courtisanes qu’il est proprement en train de jouer. Le Kagemusha le dit lui-même, « très bien je ne joue plus » : le principe est celui de La Lettre volé – que dévoile-t-on lorsqu’on dévoile ? Il provoque le rire partout tandis que son ombre damnée continue à le suivre. Le Kagemusha s’est vu, l’espace d’un instant, Prophète maléfique. La tourbe a préféré poursuivre dans son enlisement. Dans le texte, c’est du Matrix avant l’heure.


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La place du Seigneur est aussi une charge, un poids. AK reste dans la pure immanence : aucune position n’est transcendante. Le Seigneur se voit imposer certains rapports par le fait même d’être un Seigneur. D’ailleurs le Kagemusha sent la pilule venir en déclinant l’offre des aristocrates : « je peux lui servir de double de temps en temps ; du matin au soir, c’est trop ». Il finit pourtant par s’engager sur un CDD de trois ans à la suite d’une espèce de révélation, peut-être le seul moment de transcendance dans le film. Une sorte d’inspiration, un peu mystique, qui confine à la folie, mais cette folie de bâtisseur d’empires dont les rêves font des codes de lois. Il commence d’abord par voir le cadavre du Seigneur, autant dire qu’il se voit lui-même mort. Puis il entend des espions comploter contre les hommes du Seigneur. A vrai dire, son revirement est peu compréhensible ; mais c’est son revirement, son instant créateur, et probablement le véritable moment où il se trouve authentiquement libre, à la frontière entre deux champs sémantiques, celui du fou errant et celui du seigneur en guerre. Et comme être libre, c’est choisir, il opte pour le pourpre contre la poussière : « je souhaitais être libre, mais j’étais égoïste ». Hum, les voies de la praxis humaine sont impénétrables. En tout cas l’hommage rendu à la charge qui l’attend est tout à son honneur. Stoïcien, le Fou devient Double : les évènements s’enchaînent, lorsqu’ils nous déplaisent, on les évite dans la mesure du possible ; sinon, on les incarne avec dignité. La dignité d’une montagne en ce qui le concerne. C’est cette même montagne qui parle alors que son Fils lui tend un piège lors d’un conseil de guerre pour lequel les aristocrates lui avaient donné les consignes. Etant mis devant le fait accompli, le Kagemusha s’appuie de tout le poids de sa charge pour délivrer un énoncé vide, qui ne prend sens que par position à partir de laquelle elle émane : « ne bougez pas, une montagne ne bouge pas ». Autorité contre autorité, charge contre charge ; le Kagemusha baffe le Fils.


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Et pourtant, si le Kagemusha ne sera jamais le Seigneur – rappelez-vous l’émission de photons prédite par Paul Dirac -, il semble à un moment ressentir quelque chose de son souffle. Lors d’une énième bataille dans laquelle le Fils joue au bouffon gâté, le Kagemusha lève des troupes pour le soutenir. Alors que les bannières remplissent l’écran – encore des signes -, le Kagemusha prend place sur un tabouret, comme une montagne, pour observer la bataille qui se déroule. Il reste Kagemusha comme le montre ses craintes intermittentes surmontées par les injonctions de ses complices qui lui imposent de rester immobile, comme une montagne. Puis l’effroi vide, existentiel, dans lequel une nouvelle fois les règles sont suspendues, mais non à l’initiative du Kagemusha cette fois. Des soldats sont progressivement atteints dans la garde rapprochée du Kagemusha. Celui-ci panique : il reste, malgré ses talents, un acteur sans mutuelle. Puis de jeunes soldats se disposent autour de lui pour le protéger. Dès qu’un de ses poupous est touché, un autre le remplace – oui comme dans le chant des partisans. Et là, AK s’intéresse au visage du Kagemusha – un des rares plans serrés du film -, et on sent une peur profondément réelle, quelque chose d’un tremblement dans lequel la mondanité infligée depuis plus d’une heure s’écroule. Il n’y a plus de convention, il n’y a qu’un sentiment très réel : l’effroi, l’angoisse face au vide. Le Kagemusha ressent son larcin au plus profond de ses tripes alors qu’il commençait à se plaire dans son nouveau corps : il n’est pas prêt à voir des hommes mourir pour sa dignité. Ce passage est intense. Il fait penser, dans une moindre mesure, au film de Jacques Audiard, Un héros très discret. Le personnage joué par Matthieu Kassovitz se fait gauler dans son usurpation d’identité alors qu’il se trouve dans une situation où le cours des évènements lui impose de faire fusiller des soldats qui étaient passés à l’ennemi. Assumer une telle exécution relève du sacrilège. Même les escrocs ont un honneur.


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Voilà donc pour la République des aristocrates et l’analyse positionnelle. Kagemusha est un film qui s’intéresse aux positions. La lutte des classes, entrouverte dans la première scène, est en fait une lutte des places. AK n’a aucun préjugé. Le Double montre la voie de la réussite sociale : le talent et l’appropriation des codes. Un riche n’est véritablement riche que dans la mesure où il se comporte comme un riche, confer la distinction qu’opère l’humoriste américain Chris Rock entre le rich – genre star de hip-hop dont les jantes de sa voiture sont plus chères que la voiture elle-même – et le wealthy – investisseur avisé du Minnesota qui produit la star de hip-hop précédemment évoquée. Pourtant, si le Kagemusha se montre à l'aise dans les pantoufles du défunt (petit-fils qui l'adore, maitresses dupées, conseil de guerre bluffé), malgré quelques déchets au niveau du jeu de jambes, il finit, comme l’original, par commettre le péché d'hubris en voulant tromper le cheval du maitre. Bah oui, il faut bien laisser de la place à la liberté, au hasard, au panache. Sur ce blog, nous ne pouvons que le comprendre et l’absoudre : la démesure est ce qui console de la mort. Demandez au coup de boule de Zizou.


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« Il faut évidemment que le personnage s'imprègne de toutes les données. Mais, puisqu’elle renvoie à une question plutôt qu'à une situation, cette imprégnation-respiration diffère profondément de celle de l'Actors Studio. Au lieu de s’imprégner d'une situation, pour produire une réponse qui n'est qu'une action explosive, il faut s'imprégner d'une question, pour produire une action qui soit vraiment une réponse pensée. Le signe de l'empreinte, dès lors, connait un développement sans précédent. Dans « Kagemusha », le double doit s'imprégner de tout ce qui entourait le maître, il doit lui-même devenir empreinte et traverser les situations diverses (les femmes, le petit enfant et surtout le cheval). On dira que des films occidentaux ont pris le thème. Mais, cette fois, ce dont le double doit s'imprégner, c'est de toutes les données de la question que seul le maitre connaît, « rapide comme le vent, silencieux comme la forêt, terrible comme le feu, immobile comme la montagne ». Ce n'est pas une description du maître, c'est l'énigme dont il possède et emporte la réponse. Loin de faciliter l'imitation, c'est cela qui la rend surhumaine ou lui assure une portée cosmique. » Idem.


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Mais il ne faut pas se méprendre. Kagemusha est le manuel des optimates, le gouvernement des meilleurs. Le primus inter pares est conforté aussi longtemps qu’il continue à se comporter comme tel. Kagemusha n’est certainement pas démocratique, il fait peu de cas des petites gens, des sans parts. Il ne faudrait pas oublier que ce film relate l’histoire de trois seigneurs qui jouent à Risk, même si l'un d'eux quitte la partie discrètement et se fait remplacer. La façon de raconter cette guerre relève du partie pris : on observe l’histoire « d'en haut », la guerre est vue d'au dessus, façon Napoléon qui place ses pions. On suit les combats d'un point de vue stratégique, non pas en mettant la caméra parmi les soldats et leurs litres de sang. Un point de vue macro, pas micro. A l'inverse du Soldat Ryan, ici on ne montre les soldats que partiellement. Se faire tuer pour défendre son seigneur où satisfaire les ambitions folles de son fils ? La dénonciation de la barbarie est rapide parce qu’elle est évidente, plutôt que de s'attarder sur le visible, AK choisit de décortiquer les mécanismes cachés. Ok la guerre c'est moche, on ne va pas en faire des tonnes, retenue toute japonaise. Soldat Ryan, au contraire, nous plonge dans la merde avec les soldats, c'est le point de vue du peuple, on retourne seulement quelques fois voir les hautes sphères dirigeantes, dans un portrait beaucoup plus caricatural. Les cerveaux contre les tripes, l’insinuation raffinée contre le hurlement ravageur, des visions antagonistes du sort des hommes. Le Soldat Ryan c’est Athènes là où Kagemusha incarne Sparte.


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Enfin, le baroque. AK est un grand lecteur de Shakespeare. Et il n’y a qu’à voir la manière avec laquelle il ménage les bulles de ses story-boards (pour Ran ou Kagemusha). Le baroque c’est le contraste, le contraste, et le contraste, et un mépris profond pour la symétrie. Le Double se voit mort, il trouve « tout cela stupide », et il se ballade dans un rêve au décor dessiné par AK, ça c’est baroque. De la guerre en son et lumière, pas de réalisme. AK, c’est un monsieur qui transforme le cinéma en 24 tableaux par seconde. D'un point de vue sensoriel, on est gâté. Il y a toujours cette idée que Kurosawa est spectaculaire, un peintre plus qu'un écrivain, un mec qui ne s'adresse pas qu'à la partie analytique du cerveau : il offre un « espace-respiration » comme a pu dire Gilles Deleuze. Les contrastes se retrouvent notamment dans l’opposition entre intérieur/extérieur. À l'intérieur, des scènes calmes, statiques, des personnages assis, des cadres fixes, un découpage géométrique. C'est la montagne. En extérieur, les éléments (le cadre et tout ce qu'il se passe dedans et autour) se déchainent. Le feu et le vent, les fumigènes. Idem pour les ombres. Néanmoins, un des fils du baroque manque à l’appel. En effet, il n’y a pas beaucoup de gros plans dans ce film. Ceci est à mettre en lien avec l'ampleur donnée au récit, la taille de la fresque, et comme évoqué plus haut, la fameuse analyse positionnelle.


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Pour le reste, histoire de. Rien que du feeling, des phrases lâchées comme une volée de flèches sur les barricades des assaillants. A la première vision du film, on est envouté par les images de guerre de nuit, les fumigènes, les contre jour, les couleurs et la musique. D'ailleurs, tout le monde en fait la pochette du film, c'est vrai que ça claque. La deuxième fois, on s'y attend bien campé sur ses appuis. Et là, on réalise que « putain les scènes de guerres de jours », c'est moins dingue mais c'est presqu'encore plus fou. Et puis au niveau des couleurs, le cauchemar en technicolor, quel grand malade ce type quand même. Chez lui c'est un tableau génial, chez les autres ce serait un trip sous LSD façon Easy Rider. AK, pas le genre de bonhomme à rêver qu'il se pointe au taf en calebute. Un certain sens de la démesure. Tiens et encore pour donner dans la démesure, c'est con, mais quand on voit une scène de guerre avec des milliers de figurants, on se dit que c'est encore plus vertigineux qu'une scène avec des millions de personnages en effets spéciaux. Pour la pluie, c'est comme pour les figurants, on remarque qu'il pleut vraiment, ça rend le tableau encore plus fort, est-ce qu'ils ont vraiment attendu la pluie pour pouvoir tourner ces scènes là ?


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Le baroque se trouve encore dans la multiplication des perspectives et des prises de vue. On le retrouve cette sensation dans la scène de reconstitution du crime (le passage du fusil dans la meurtrière) : des raccords dans l'axe et un plan principal large autour duquel les autres s'articulent. On se rapproche pour se focaliser sur un personnage puis on revient au plan large, à notre place. Mise en scène assez récurrente au long du film, on sait et on sent que Kurosawa filme avec plusieurs caméras (trois) de façon simultanée. Une principale, deux autres pour les plans plus serrés, avec de longues focales pour ne pas être dans le champ de la première. D'ailleurs il paraît qu'il passait parfois une quatrième caméra à un opérateur, lui disait de filmer la scène comme il le sentait et ne regardait jamais les rushs, sauf en cas de blocage au montage, un stratège.


Kagemusha, l'ombre du guerrier, ce n'est pas seulement le double et sa tentative de donner le change. Ce corps qui ressemble à Shingen, ce n'est qu'un symbole, la partie visible de l'iceberg, qui trompe le peuple et effraie à l'ennemi. L'ombre, c'est l'ombre d'une montagne qui plane sur son clan et écrase son fils, un écho qui se prolonge pendant les trois années qui suivent la mort d'un homme et de ses ambitions. La démesure, la grande forme.

Sans Congo & Joy Means Sick

 

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8 février 2011 2 08 /02 /février /2011 22:02

Analyse de la première scène de Dead Man de Jim Jarmush

 

 


 

 

 

L’ultime en attente

 

 « Un long métrage est un bout à bout de plusieurs petites histoires. Lorsque tu tournes une séquence, tu dois oublier tout ce qui va avant et après. » Jim Jarmush

 

« Il est préférable de ne pas voyager avec un mort.» Henry Michaux


Le film commence avec cet exergue.  Dans la même phrase, les mots « voyager » et « mort ». La séquence qui suit est la première du film. Elle dure 10 minutes. Elle pose la situation, les personnages, les enjeux, la quête de William Blake, le comptable-poète.

 

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SEQUENCE

 

Le film s’ouvre par un plan sur les roues d’un train. Assez serré. Le bruit du mécanisme est central. Bande son et image ne font qu’un. La caméra est placée à l’extérieur, au niveau de la locomotive ; on distingue aussi les rails et le sol blanc. L’inclinaison du plan permet de comprendre que le train se dirige dans un sens, le spectateur est invité à participer à ce voyage. Il donne aussi une indication sur l’époque : un train du 19ème siècle.


Le plan suivant est à l’intérieur d’un wagon de ce même train. Le bruit encombrant du train a disparu avec l’image précédente. Apparait à l’écran William Blake, interprété par Johnny Depp, et un personnage vu de dos en face de lui. Ils attendent. Comme tout le monde dans un train. On attend que voyage se fasse. On regarde à droite, à gauche, par la fenêtre, en haut, il y a cette lampe qui bouge au rythme du train. William Blake y jette un œil. La caméra s’empresse de la montrer. Le comptable est le personnage-narrateur. A travers son regard, les spectateurs vont suivre l’histoire.


D’ailleurs, la suite montre ce qu’il voit. L’avant du wagon, peuplé de voyageurs comme lui. Certains patientent, d’autres lisent le journal. Retour sur le personnage principal, il n’a pas bougé. Il observe. En silence. L’attente permet l’observation. Jim Jarmush prend le temps de poser les bases de son film. Il s’attarde sur William. Nous permet de s’attarder aussi. Tard, en retard, à l’heure : Où va ce train? Ou plutôt où est-ce que se rend Blake ?


Cette première partie de séquence va se fermer par un fondu au noir si cher à Jim Jarmush. En quelques secondes et quelques plans, la situation est posée. Un montage rythmé et très précis entre l’extérieur du train, William Blake et le reste des passagers. Ceci va constituer la structure du récit pendant les dix prochaines minutes.

 

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Jim Jarmush pose l’enjeu : William Blake est en quête d’une chose. Y arrivera t-il ?


Roues du train, personnage principal à l’intérieur du wagon, les autres voyageurs, fondu au noir, retour sur le mécanisme du train qu’une musique extra diégétique reprenant le rythme binaire des rouages de la locomotives vient accompagner, William dort sur son siège en silence.


Apparait rapidement l’idée que l’extérieur est un lieu différent de l’intérieur. La séquence va avancer et va faire se rejoindre ces deux lieux. Tandis que pour l’instant la séparation entre ces deux milieux est tranchée, affirmée et remarquable, Jim Jarmush s’emploie à bouleverser cette dualité entre sécurité du wagon et danger de l’environnement extérieur. L’ultime. Ce qui doit arriver arrivera. Un jour, Blake descendra du train. Ou pas. Un jour il mourra. L’inéluctable. Le chemin parcouru pour un but. Une quête commune à tous. Vivre pour mourir. Tous morts en puissance. William Blake est bel et bien vivant, il prend ce train pour postuler au poste de comptable dans l’Ouest des Etats-Unis. Qu’adviendra-t-il ?


La fenêtre du train situé sur la droite du comptable représente la frontière entre les deux lieux. Lorsque William entreprend d’y jeter un coup d’œil, il observe le paysage, constate qu’il a changé depuis la dernière fois où il l’avait regardé. Les arbres ont remplacé la blancheur du sol. La caméra a suivi le mouvement du dormeur pour montrer ce qu’il regarde, ce qui l’intéresse. Il touche ensuite sa monture de lunette. Importance des accessoires. Tout le monde à cette époque ne possède pas de correcteur de vue. Lui oui. Il a un statut. Son chapeau met aussi l’accent sur sa posture. Chaque classe sociale possède ses attributs, ses coutumes et accessoires. Le voyageur-énonciateur n’est pas un voleur, n’est pas un brigand, n’est pas un meurtrier ; en apparence il est professionnel.  Comparé aux autres passagers, il fait déjà une différence. Physiquement, il est assis dans le sens de la marche à l’arrière du wagon, son regard nous permet de voir le reste. Les autres. Les gens. Ils sont différents de ceux du premier plan montrant les passagers. Moins de lecteurs, plus de villageois. Au fond, un homme à moustache et chapeau haut de forme. Lorsque Blake, après un nouveau fondu au noir, réapparait à l’écran en train de lire un livre, il s’agit là, une nouvelle fois, d’un accessoire prononçant son milieu social. Il sait lire. Il lit. Il attend toujours.

 

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Chaque fois qu’un plan montre l’extérieur, qui est filmé de l’extérieur,la musique de Neil Young vient connoter les images. Le son est légèrement inquiétant. Le mouvement du mécanisme n’est pas rassurant non plus. Une caméra n’a rien à faire aussi près des roues. Danger. De mort. Le train avance. Il continu sa route.


En faisant l’expérience de n’écouter que la bande son pendant que la séquence tourne, la distinction des scènes apparait : un son pour les roues, une musique pour l’extérieur vu de l’extérieur, un silence d’intérieur, une musique pour l’extérieur vu de l’intérieur. Le montage structure, la bande son aussi.

 

Attendre patiemment la fin du voyage. Attendre patiemment que la mort s’amène. On regarde à droite. Est-ce bientôt la fin ? Du trajet. Par la fenêtre, une nouvelle fois, William Blake pratiquant le solitaire, regarde la route. Apparition du danger au dehors. Une charrette délaissée dont le tissu est déchiré. Fondu au noir. Plan des roues, cette fois, la caméra est au plus proche. Le danger se rapproche. La machine est bruyante. L’image n’est que rouage en marche. Une caméra à cet endroit là. Coupe, William Blake réapparait. Son regard s’attardant une fois de plus sur cet extérieur qui commence à poser des questions. Le cadre est serré sur son visage. Gros plan.


Le temps s’écoule. Blake regardera sa montre, le paysage qui change. Le train est toujours en marche. Les arrêts en gare sont suggérés par le changement de voyageurs. A la deuxième minute, il n’y a plus de lecteurs, plus de chapeaux hauts de forme. Ils sont descendus. Sont montés de nouvelles personnes issues des classes populaires : villageois, barbus, un homme tient un fusil. William, les lunettes et le livre face aux autres dont celui qui tient l’arme. Le plan de ce dernier en train de jouer aux cartes tout seul illustre cette différence. A coté de lui, son chapeau sur le siège, comme un ami assis à ses cotés. Il n’a pas d’ami ici. Il est bien seul face aux restes des passagers. Un individu face au groupe d’individus. Chaque fois que le héros est filmé, il est seul dans le cadre. Les autres forment un groupe. L’idée de danger revient. Cette fois à l’intérieur du wagon.

 

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Dans un voyage aussi long, deux solutions s’offrent quant à la relation aux autres passagers. Soit on se lie pour le temps du trajet, soit on voyage seul au milieu des autres. C’est la solution que retient William. S’en suit les conséquences. Aucun mot n’est échangé. Ses regards vont partout. Il pense. Lorsqu’il croise un regard, il fuit naturellement.


3 : 18. Un tournant. Une confirmation du danger qui guète. Après un nouveau fondu au noir indiquant une nouvelle étape du parcours, un plan sur les roues de plus en plus menaçant, la caméra a investi l’intérieur de la locomotive. Nouveau lieu. Et pas n’importe lequel. Très courte, cette image montre un cheminot reculé devant les flammes. Il recharge de bois. Accélération du rythme. Le montage se poursuit avec une nouvelle image de l’extérieur, celle du haut du train s’apprêtant à entrer dans un tunnel. La dimension de danger s’accentue. La caméra ainsi placée se doit d’être attentive puisque le tunnel n’est pas si large. Le bruit strident de la locomotive faisant cracher la fumée. L’idée du tunnel. La vie. Le bout du tunnel. Entrer puis en sortir.

Jim Jarmush propose une sortie de tunnel très académique. La caméra se place à terre, aux cotés des rails, et va suivre le passage, de très près, du train. A la différence des premiers plans du train qui marche, le sens de la marche a changé. Cette fois, l’engin avance vers le spectateur. Attention danger. Mais pour l’instant, tout est maitrisé. Il y a raison de s’inquiéter, certes, pourtant l’ambiance est calme. Que se passe t-il dans le wagon de Blake ? Cette partie de séquence avec le train est aussi là pour laisser de coté le héros. On sait ce qu’il fait. Il attend. Poursuit l’attente. Elle avance. Plus le train avance, plus cette attente se termine. Ce pourquoi il est essentiel de monter parallèlement les deux mondes intérieur et extérieur. Le premier est dépendant du second. Le second opère le premier.


L’idée de fragilité de William Blake est présente. Le train grandeur nature, les roues prenant tout l’espace de l’image. La mise en route de la locomotive grâce au feu, celle qui dirige le wagon et, par la même occasion le héros ; celui ci n’a d’autre choix que de subir l’avancement, les arrêts. C’est le principe même du voyageur. Si le train s’arrête, William aussi. Si le train subit une attaque, William aussi. Si le train déraille, William aussi. La suite des évènements va venir confirmer que le héros est en danger. Rappelons qu’il s’agit de la scène d’ouverture du film, laissant présager bien d’autres choses.

 

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De nouveau dans le wagon, le plan s’attarde une nouvelle fois sur le comptable. Il se protège avec sa mallette de professionnel, derrière lui un homme dort comme un  mort. Il tient son fusil près de lui. Son chapeau laisse penser qu’il est chasseur, en tout cas tueur. L’image est parlante. William l’air inquiet au premier plan, juste derrière, au second, cet homme inquiétant. Le cadre est serré mais voici la première fois qu’on voit Blake « accompagné » par quelqu’un. Ce quelqu’un est choisi. Les lunettes et la mallette devant le fusil. Jarmush montre, avec un brin d’humour, l’état du wagon : il n’a plus que mercenaires, buveurs d’alcool et fusils. Face à eux, le comptable est bien seul. Le danger s’accentue pour lui ; il n’a pas l’air plus inquiet que cela. Son visage inexpressif continu d’observer attentivement ce qui l’entoure.


Toujours les mains bien accrochées à sa mallette : soit il se protège avec, soit il l’a protège des autres. La scène qui suit vient bouleverser la structure en place. Alors que le silence des paroles régnait, le cheminot sort de sa locomotive pour venir s’adresser directement à William Blake. Ce cheminot est une représentation du diable. Son visage est gris, ses yeux clairs, très clairs. Il fait peur. Mais son accoutrement est justifié par son métier. Faut-il réellement s’inquiéter. Il exprime une vision. Sa pensée semble claire. Son discours est une mise en garde. Il est aussi fait pour en apprendre un peu plus sur la quête de William, sur lui-même. Quand cet avertisseur parle, le comptable l’écoute. Puisqu’il est le conducteur du train, il doit en connaitre  un rayon sur le pays. Sur cet Ouest des Etats-Unis qui fait fantasmer. Lorsqu’il parle, il lève les yeux aux ciels. Sa parole est d’or. William écoute. Répond brièvement aux questions de son interlocuteur diabolique. Surtout il écoute les avertissements, subi les informations sur la destination. Cette conversation est filmée de façon conventionnelle : champ et contre-champ. Parfois la caméra s’attarde sur le conducteur, parfois sur Blake. Ils sont placés au centre de la scène. Ils sont seuls au milieu des autres. L’effet est primordial. Il faut qu’il y ait une relation particulière entre les deux. Il s’agit là de leur relation exclusive. On peut même se demander si le cheminot existe réellement dans le monde diégétique puisque la suite pose la question : en arrière plan lorsque le « diable » parle, un chasseur ouvre la fenêtre. Ouverture de ce qui séparait jusque là le monde extérieur du monde intérieur. Il sort le fusil et tire. Coup de feu : danger. D’ailleurs, il n’y a plus de question à se poser désormais sur la mise en danger de William Blake. Une balle est partie en direction de l’extérieur. La scène est arrivée là où elle a toujours voulu en venir. Le voyage touche à sa fin, l’avertisseur narratif a fait son travail, l’avertisseur en la personne du diable conducteur aussi, les chasseurs tirent leurs premières cartouches. Le danger est bien présent. William Blake n’est plus inquiet, il a peur. Pour quelle raison ? Les chasseurs tirent sur des buffles.

 

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Le dernier plan de la séquence laisse penser que le cheminot est une apparition. La caméra filme les mercenaires en train de viser les buffles par la fenêtre ; juste devant ce diable comme rajouté à l’image. Il n’est pas dans le même sens, ne fait pas la même chose, parle haut et fort pour se faire entendre de William malgré les coups de feu. Décalage prononcé. Un dernier plan sur Blake qui sursaute à chaque tir.


Le film démarrera lorsque Blake sera arrivé. Cette séquence n’est qu’une introduction au danger qui règne sur le héros. Tout le film sera la conséquence de cette scène. Grâce à elle, le spectateur a noté le comportement du personnage lorsqu’il attend, lorsqu’il a peur. La mort rôde. C’est évident. Le titre du film est largement explicite. L’exergue ne vient que confirmer cette odeur. La séquence explique et exerce à son tour un rôle de mise en situation d’un héros face à une quête.

 

 

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28 janvier 2011 5 28 /01 /janvier /2011 21:38

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Analyse de séquence : Goodfellas de Martin Scorsese

 

Le pouvoir de la confiance en soi

 

LA SEQUENCE EN QUESTION

 

 

  

Le plan séquence ressemble dans sa facture à une pièce de théâtre. La distance par rapport à la scène ne varie pas et l’angle de vision non plus. Aucun mouvement de caméra, ou presque,  ne vient modifier la perception de l’action. Tandis qu’un découpage guide la vision du spectateur, le plan séquence laisse la liberté à chacun de suivre ce qu’il désire. Il s’agit là d’une règle.


Martin Scorsese est là pour les transgresser. Il guide à travers l’œil de la caméra suivant deux personnages, Henry Hill, interprété par Ray Liotta, et Karen (pas encore Hill), interprété par Lorraine Bracco, dans un restaurant décomposé en quatre parties : son extérieur, son couloir de service, ses cuisines et sa salle principale.


Pour se faire, Martin Scorsese joue avec  au jeu de la confiance. D’abord la sienne, celle qui justifie de se lancer dans une pareille entreprise ; celle d’Henry Hill ; celle qu’accorde le personnel du restaurant à Henry Hill et la question de la confiance d’un couple lorsqu’il se forme. 


Martin fait le pari d’exprimer la richesse et la maitrise du pouvoir d’Henry Hill à travers un plan séquence visuellement magistral : rôle primordial du détail ou du non détail dans la composition, de la richesse du lieu et des mouvements dans l’image à la manière d’une chorégraphie extrêmement bien huilée, soutenues par une chronologie dans l’espace.


La direction des acteurs et de l’équipe technique laisse penser que Martin Scorsese eu le besoin de tourner cette scène à la manière d’une pièce de théâtre : Henry Hill entre sur scène comme un acteur sur une scène ou un boxeur sur un ring. On le suit depuis le début, sa loge, son vestiaire,  jusque là où se trouve le, son public.  La pièce maitresse se trouve dans celui qui suit à la trace le héros, lui-même suivant un chemin, permettant au spectateur de se laisser guider en toute confiance.


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La scène démarre par un point de vue projectif, déjà utilisé dans After Hours, lorsque la caméra suit le parcours d’un lancé de clé. Ici, les clé de voiture passent de la main d’Henry Hill à celle d’un voiturier. La caméra est proche du passage. Elle revient ensuite sur ce qui va constituer la valeur du cadre pendant toute la séquence, soit le plan américain : de la taille jusqu’au dessus de la tête des acteurs. La caméra se place derrière les deux personnages.

 

Il y a là un premier élément de confiance. Sans hésitation, Henry confie clés et voiture à un employé, se retourne rapidement en prenant par la taille sa « date ». Il n’aura plus besoin de clé. Les portes vont s’ouvrir pour lui. Karen, elle, n’a pas l’air de fréquenter des lieux proposant un service de voiturier, elle questionne Henry sur ce qu’il vient de faire. Une indication sur le déséquilibre social entre les deux. L’un se trouve dans son élément, l’autre découvre ce même élément. Elle va le faire à travers le regard d’Henry. De son chemin.


Henry décide d’emprunter la porte de service du Copacabana sous prétexte que la queue est longue. Cette porte est située le long de la file d’attente, ils doivent en conséquence traverser la foule des gens « normaux » attendant patiemment leur tour pour entrer. Décalage entre la populace et le statut privilégié d’Henry. Il n’esquisse pas le moindre regard à l’attention du public, son sujet principal est Karen. L’est-il vraiment ?


Ce n’est pas la première fois qu’il passe par là, il connait le chemin. Le pas est assuré. Rassurant aussi pour Karen qui entre dans cet endroit pour la première fois, et de surcroit par une entrée réservée logiquement aux meubles du restaurant. Henry se poserait-il en meuble ? Solide ? Quel est son lien avec le restaurant lui permettant de passer par autre part que l’entrée principale ? Il guide Karen, c’est la seule chose qui compte. Il est l’homme, elle est la femme.


La descente des escaliers dont la rampe n’a aucune utilité pour Henry, signe prononcé de la confiance qu’il a dans ses pas, par contre il empoigne légèrement Karen comme pour dire « je te tiens, n’ai pas peur ». Ils arrivent devant une porte à deux battants, munis d’une lucarne chacun, qu’Henry s’empresse d’ouvrir. Il tire l’un des battants et on découvre un employé de la maison posté derrière près à poursuivre le geste d’Henry. Les deux se reconnaissent, le portier a l’air de dire « Henry, nous t’attendions », lui jetant un regard d’admiration. Karen, elle, a pris quelques pas d’avance, juste le temps pour Henry de « rincer » en pourboire l’employé sans qu’elle ne remarque rien.  Gentleman vos papiers. Elle esquisse un léger mouvement de tête vers la gauche, sans se retourner complètement.


Le rôle des mains dans cette séquence est primordial. En ouverture, ce sont les mains qui sont filmées, de manière très rapprochée. Le passage du billet, à l’entrée est aussi une poignée de main : l’un tient le billet, le pouvoir, l’autre le reçoit. Hiérarchisation par la paume. Henry Hill est manifestement quelqu’un de pouvoir. Sa démarche, son rapport aux autres protagonistes dits secondaires et la couleur rouge du couloir qu’il s’apprête à emprunter concordent à exprimer cette notion de puissance que crée le phénomène de la confiance en soi. Un gangster de la Mafia se doit d’être assuré, rassurant par sa prestance et son rang. Il doit l’alimenter en tenant ce rôle. Quitte parfois à en faire trop ou à mentir comme lorsque le serveur lui propose une bouteille de vin en fin de séquence : Henry Hill voit la bouteille du coin de l’œil, n’y fait pas attention et attends que le maître d’hôtel lui indique que cette bouteille est offerte par la table voisine. Là on voit à quel point Henry à ce besoin d’être le centre de toutes les attentions.


De retour dans le couloir rouge. Démuni de détails. Pourquoi si rouge et si simple ? C’est un couloir de service. Un lieu de transit entre la sortie et la cuisine. Pas de tableau accroché au mur, juste un couloir rouge sang. Il joue de la longueur de la scène, une sorte de passage obligé avant d’atteindre la table immaculée de blanc située devant la scène de spectacle. « Show ». Qui est la star ? Qui est l’acteur attendu au Copacabana ? Qui est le boxeur qui fait trépigner la foule d’impatience ? Un boxeur professionnel s’apprêtant à combattre, la capuche levée, mimant les coups, est toujours accompagné de son équipe entre sa loge, son vestiaire, et le ring. Henry est le boxeur, son propre coach, il n’a besoin de personne, et son équipe à lui tout seul. Karen est un public privilégié, à ses cotés.

 

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Henry connait son sujet. Etonné de rien comme lorsqu’il interpelle ce couple s’embrassant en fin de couloir : « everytime ». Il n’était pas obligé d’émettre ce commentaire. Un besoin plus fort que lui d’impressionner Karen. Il va s’en suivre une succession de micro-évènements ayant pour unique objectif de montrer, d’assoir sa puissance aux yeux de Karen. Pourquoi n’a-t-il pas dépassé la file d’attente pour entrer par la porte principale ? Faites passer un éléphant en dessous d’un aqueduc, personne ou presque ne le verra, par contre, demander lui d’emprunter un tunnel étroit, l’évènement sera de taille. Martin Scorsese joue du spectateur par comparaison. Henry Hill, incarnation de la mafia, se mélange aux employés le temps d’un passage. On voit bien la différence de statuts, de confiance en soi, d’estime, de rôle. Les codes sont primordiaux. Chacun tient son rang, ce qui ne fait qu’accentuer la toute puissance d’Henry. L’expression de ce pouvoir est à l’attention de Karen, du monde qui l’entoure, dont les spectateurs font partie. Cet univers qui l’entoure, la mise en scène le met en valeur. Henry se pose au centre du monde en mouvement dans lequel il déambule librement, avec grande assurance. Un lieu, un milieu qui tourne, un seul chemin possible, des gens de métier faisant fonctionner la machine. Henry représente le client, le client roi, la star appréciée. Il est la raison de cette machine. Le dénominateur commun de la scène.


La caméra se place derrière lui. Elle montre ce monde, pas à travers ses yeux, le plan n’est pas subjectif, bien au contraire. Henry n’observe pas.  Il connait. Il guide Karen. Elle observe. Tout autant que le spectateur. Ces derniers le voient évoluer au sein de ce lieu qu’il maitrise. De son rapport aux choses et aux gens, on déduit ou confirme son statut. Henry est au centre, dans la partie nette de l’image. Ceci est produit par le désir de Martin Scorsese, la technique joue un rôle essentiel. Le choix du grand angulaire avec une mise au point proche, a pour objectif, c’est le cas de le dire, de placer Henry dans la zone de netteté, avec Karen puisqu’elle se trouve à ses cotés, et les autres dans un flou maitrisé. D’ailleurs, lorsqu’un figurant passe près d’eux, il se retrouve suffisamment proche d’Henry pour lui aussi devenir net. Accentuation du pouvoir d’Henry Hill. Encore une fois il est au centre des évènements, le reste n’est que satellites gravitant autour de lui. C’est la clé. La seule dont il a besoin pour exprimer son statut. Les portes sont grandes ouvertes.


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L’homme-caméra. Qui est-il ? Martin Scorsese ? Peu importe. Quelqu’un porte physiquement cette caméra, suit avec   confiance le chemin du couple. Un jeu de confiance à quatre entités : Scorsese donne sa direction, ses directives aux acteurs : Henry doit guider Karen. Elle se laisse guider. Ces deux derniers guident la caméra qui représente notre œil,  l’appel à voir. Finalement le spectateur est entrainé dans le restaurant par la direction du metteur en scène. La boucle est bouclée. L’homme-caméra utilise vraisemblablement un steadycam. C’est un système stabilisateur de prise de vues permettant la prise de vue à la volée, en travellings fluides, grâce à un système de harnais et de bras articulé. L'opérateur steadycam peut ainsi marcher ou courir tout en gardant une image stable et réaliser des travellings verticaux et horizontaux ainsi que des panoramiques, sans liaison au sol (rails, chariot...).


Des escaliers séparent l’extérieur et la porte de service. Imaginons la difficulté de filmer sans altérer la valeur du cadre, ce qui est légèrement fait à ce moment, tout en descendant les marches. L’homme-caméra est bien obligé d’attendre qu’Henry et Karen passent pour, à son tour, descendre les dernières marches. Il est donc légèrement surélevé par rapport aux acteurs. Cet opérateur est-il seul ? Est-ce que quelqu’un guide lui aussi ses mouvements ? A la manière d’une danseuse étoile à l’entrainement, le coach lui tient la taille pour lui montrer les bons pas. Pas sûr.

 

L’homme-caméra a des consignes bien strictes. Il doit se tenir à une distance minimum derrière Henry et Karen pour les garder dans le champ de la même manière du début à la fin. S’il s’approche ou s’éloigne trop, l’effet de netteté est rompu. Il y a un rythme à respecter. Ce rythme est déterminé par la vitesse des acteurs, du chemin à emprunter et des obstacles que représentes les objets et les figurants. Il faut parfois contourner certaines personnes, certains meubles. La caméra attend donc son tour et se fraye un chemin dans les pas d’Henry.

 

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L’homme caméra va prendre les devants une fois la salle du restaurant investie par le couple. D’ailleurs, c’est un maître d’hôtel qui indique à la caméra quoi filmer. La main est de retour. Celle du metteur en scène. La caméra se dirige alors sur un serveur portant une table nappée en blanc. On suit la blancheur dans cette atmosphère de spectacle teintée de rouge. Le rouge du théâtre cette fois. Désormais, Henry et Karen sont hors-champ. Comment vont-ils faire pour revenir dans le champ alors que la caméra est passée devant, qu’elle se trouve entre plusieurs tables et qu’elle « bouche » le passage. Une seule solution. La contourner. Physiquement. Ils passent sur sa gauche. Il y a une forme de reportage dans cette séquence. Le fait qu’il n’y est pas de coupe ajoute à l’expression de réalité. « Reality show ».


Karen a  constaté qu’Henry est « quelqu’un » dans ce restaurant. Tout le monde, ou presque, fait bien attention à lui, un bonjour par ci, une poignée de main par là, des sourires et des marques de respect en veux-tu en voilà, se demande désormais « qui est cet homme » ?  Elle lui demande « what you do » ? Il va lui mentir, lui cacher son vrai métier. Confiance, confiance m’as-tu vu ? Quelle vision des femmes a ce type ? Ou la vision d’une femme ? N’est-ce pas un peu trop pour séduire une femme ? Lui montrer sa toute puissance face aux autres et lui mentir. Il est sûr de son coup, c’est l’essentiel.

 

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Une nouvelle fois, les mains vont diriger le sens de la caméra : le maître d’hôtel indique à Henry que la bouteille que lui présente le serveur vient de la table d’en face, invitation à répondre, la caméra va voir qui sont ces gens offrant le vin. Elle revient sur la table du couple. Enfin, lorsque la lumière se  tamise, que le spectacle commence, juste après la discussion sur l’activité d’Henry, comme sauvé par le gong, ce dernier va montrer à Karen qu’il s’agit maintenant de profiter du spectacle : un hochement de tête pour montrer la direction du regard à Karen, puis un geste de la main pour dire au caméraman que désormais la star est sur scène, « filme autre chose que moi ». Cette dernière partie est intéressante à plusieurs points de vue. On note que la scène se termine sur scène avec des musiciens et un one-man-show, un comique qui attire l’attention sur lui. Pourquoi ? Simplement pour boucler le chemin. Les deux protagonistes principaux sont arrivés à bon port, ils vont manger, boire, regarder le spectacle. Le parallèle est fait entre cinéma et théâtre.

 

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Cette séquence est une mise en abime du cinéma : des protagonistes, une quête ou un but à atteindre, un voyage qui les mène à ce but. Le théâtre se doit de respecter les règles d’unité de lieu, de temps et d’action, ce que fait cette scène. La différence se trouve dans cet enfoncement dans le décor à plusieurs dimensions; le cinéma permet effectivement de changer de décor, de lieu, de temps et même d’action. Martin Scorsese respecte les règles, il ajoute que le cinéma propose d’autres libertés que le théâtre ne peut entreprendre.

 

                                                                                 GREASE LEE

 

 

 

 

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20 janvier 2011 4 20 /01 /janvier /2011 10:26

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La direction du blog souhaite informer ses lecteurs de l'accord trouvé avec le jeune Grease Lee qui se voit confier une rubrique hebdomadaire sous forme d'analyse de séquence de films du monde entier (nos informateurs nous rapportent qu'il se passe et s'est passé des choses hors de Corée au 20ème siècle). Pour ces débuts, nous lui avons proposé un extrait de The Last Picture Show de Peter Bogdanovich dont le nom doit être familier aux lecteurs du Nouvel Hollywood de Peter Biskind (assez recommandable).

 

Avant de lui laisser la parole, voici l'extrait en question :

 

 

 

Annonce d’une mort certaine

Analyse d’une séquence de The Last Picture Show de Peter Bogdanovich

 

Avant de commencer, je souhaite mettre en garde tout lecteur qui voudrait s’amuser à lire ce commentaire. Il n’est pas fait pour se marrer, tout autant que la scène en question.

 

La séquence nous propose une action se déroulant aux Etats-Unis, plus particulièrement dans l’Etat du Texas, au milieu du XX siècle.

Quelques indices nous laissent penser cela : sur le 1er plan, on aperçoit un cinéma américain (« theater »), puis, sur un autre plan, on aperçoit un engin d’extraction de matière logée dans le sol ou encore le fait qu’il y est des voitures donne une indication sur l’époque du récit. La pompe à essence « Texaco » montre aussi que nous nous trouvons aux Etats-Unis, mais pas forcément au Texas, puisqu’il en existe un peu partout sur le sol américain. L’action se déroule bien au Texas, cela dit.

 

Parlons un peu de ce sol américain qui mérite qu’on s’y attache pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette séquence. Qu’est ce que le sol américain, ou plutôt états-unien ? Qu’est-ce que les Etats-Unis ? Partons du principe que le nom de ce pays est exceptionnel car on l’associe à une forme juridique plutôt qu’à une terre : les  unifiés dont le Texas fait partie.

 

La terre, et donc le sol, est l’un des thèmes abordés ici. Et si on questionne la notion du sol, de la terre, de la poussière, c’est sûrement pour prolonger l’idée évoquée par cette séquence : qui sont ces gens qui foulent ce sol ? Encore mais qui sont-ils ? Quelle identité ? Sont-ce des américains ? Des états-uniens ? Des immigrés ? Des bâtards ? De quel droit ils possèdent cette terre ? Cette poussière ? Ce pétrole ? Etc. On le sait il y a un débat, encore actuel, bien qu’il soit légèrement trop tard, concernant la légitimité des américains à détenir cette terre. Mais il s’agit, au fond, d’un débat qui appartient aux états-uniens, je ne me lancerai donc pas dans une réponse éventuelle.

 

Si nous abordons le thème du sol et des êtres humains qui foulent, ou qui ont foulé, ce sol, on parle alors de vie, de vie humaine, de vie animale, de végétation (absente d’ailleurs au Texas lorsqu’on voit cette séquence)  mais aussi de mort.

 

Nous balayerons ensemble, et je pèse mes mots, cette séquence courte de deux minutes afin de montrer que tous les éléments du décor, de la narration et du rythme concordent à exprimer un véritable discours critique sur la légitimité d’être là, la culpabilité face à la mort et la stupidité de certains états-uniens, et plus généralement de l’être humain.


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Dans le deuxième plan de la séquence, on voit un gamin, tête baissé, casquette. Il passe le balai. Que balaye-t-il ? Derrière lui on aperçoit ce fameux engin servant à extraire la matière enfouie dans le sol, certainement du pétrole ; l’or noir caractérisant la nation états-unienne. La casquette joue aussi son rôle dans la caractérisation de « l’américain moyen ». On voit un parallèle fort entre la position du gamin et la machine derrière lui : les deux sont debout mais ils portent leur regard sur le sol.

 

Soudain, un klaxon de voiture (hors-champ) vient interrompre cette scène. Qui dit voiture, dit XX siècle, Etats-Unis, pétrole,…

 

Le plan suivant est particulier pour son atmosphère relevant de l’exception dans cette séquence. Nous sommes à l’intérieur de la voiture. Par rapport à une ambiance sonore assez pénible sur le plan d’avant, on entendait de façon presque exagérée le son du vent. Là, le vent a été remplacé par une musique douce et positive. On peut penser que la musique provient de l’autoradio de la voiture donc intra-diégétique. Le copain au volant de la voiture a l’air tout à fait sympathique, jeune et bienveillant. Ils ont l’air de se connaitre. De se connaitre bien. Quel est leur rapport ? Sont-ils frères ? Je pose la question car la nature de leur relation n’est pas vraiment explicité par cette scène mais laisse penser qu’il y a un lien étroit entre les deux jeunes gens. Le conducteur a la place du plus grand puisqu’il conduit, il semble bienveillant à l’égard de son « protégé ». Un sourire échangé. Il est tendre ce sourire, sincère et se passant de mot. 

 

Dans cette micro-scène à l’intérieur de la voiture, le copain conducteur, que j’appellerai Teddy Smith, dans un souci de clarté, va commettre un geste fort. Il change le sens de la casquette installée sur le crâne de son voisin. Il y a là un esprit de révolte, une envie de ne pas faire comme les autres. La Sexion d’Assaut l’a fait à sa manière. C’est gros mais ça fonctionne. Et il s’agit aussi d’un moyen d’exprimer son envie de faire appartenir le gamin à sa propre communauté, qu’on pourrait tout aussi appeler « camp », ou idéal…Oxmo Puccino proposait lui aussi dans un de ses morceaux de « choisir son camp ». C’est aussi un acte de bienveillance qui permet au gamin d’exister autrement qu’à travers son balai. Une dernière chose sur ce plan : les deux jeunes gens sont assis dans une voiture, il y a donc là une séparation entre eux et le sol, effectuée par les pneus de la voiture. Ce sera le seul moment positif de cette séquence.

 

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Dans la scène suivante, Teddy Smith sort brusquement d’un lieu, il a dû voir ou entendre quelque chose qui se tramait à l’extérieur.  La caméra passe en mode subjectif et nous voyons, en fait il nous est permis de voir, d’un coté la pompe à essence Texaco dont le E manque à l’appelle et de l’autre, sur la droite de l’image, un peu plus loin dans le champ, un camion de chargement, une voiture dont le conducteur en est sorti pour « voir ce qu’il se passe »; devant le camion, on distingue un groupe de personnes debout, figés. On ne distingue pas grand-chose mais on se doute qu’il s’est passé quelque chose. La scène, elle aussi, est figée à l’exception du mouvement du vent figuré par ce que j’appellerai « la ballade de la faucheuse ». Il s’agit en fait d’une boule de branche et elle est d’une haute importance à mon sens. Elle représente l’idée de mort dans mon imaginaire. On l’a vu souvent dans les westerns américains dans lesquels la mort est omniprésente. Le vent a crée cette boule, il l’alimente et la fait avancer. Il y a déjà là une annonce de drame.

 

Le plan revient sur Teddy Smith. Ce même vent le gêne, il tient sa veste comme si il avait froid. Là encore on peut y voir un effet d’annonce de l’arrivée, ou plutôt du passage, de la mort. Teddy Smith s’apprête à rentrer de là où il était sorti précédemment mais tout à coup son regard se porte sur quelque chose que l’œil de la caméra va nous montrer tout de suite : le balai, à terre, gisant sur le sol, dépossédé de son maître. Les feuilles s’envolent de part et d’autres de l’image. Une fois de plus, on insiste sur l’éventualité du drame. Ici, l’effet de la narration s’effectue en trois temps : d’abord, la fin du plan où Teddy Smith pense qu’il n’y a pas de raison de s’approcher plus de l’attroupement. Puis ce qu’il voit, la caméra nous le montre aussi. Et, enfin, la caméra s’est approchée très rapidement du balai comme pour insister sur la symbolique de l’accessoire et de son état : à terre. Quel est l’effet escompté ? Il y a un rapprochement entre le visuel et la rapidité éclair avec laquelle nous, spectateurs, et Teddy Smith, comprenons que ce qu’il vient de se passer n’est pas bon. Pas bon du tout. Ce plan du balai à terre est une suggestion de la fragilité de son propriétaire, ou ancien locataire, soit le gosse. En arrière-plan, pour en finir avec cette partie de la séquence, on distingue les roues énormes du camion, les jambes des témoins, cela donne la sensation que ce balai est effectivement d’une fragilité extrême.

 

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Ensuite, une fois que nos cerveaux (celui de Teddy Smith compris) ont fait le lien entre camion, attroupement, vent, froid, balai à terre, etc., il faut absolument se rapprocher, physiquement, de la scène qu’on peut désormais appeler « scène du drame ». On l’a compris. Malgré le doute qui subsiste tant que nous n’avons pas vu le corps du gosse. Il y a donc là un paradoxe qui règne sur cette scène puisqu’il s’agit encore, et seulement pour quelques instants encore, d’une « éventuelle mort certaine ». Parfois le sens manque aux paradoxes.

 

Le chemin qui nous sépare (entendons nous bien ici on vit la scène à plusieurs, nous et Teddy Smith, il est notre œil) de l’attroupement (on reviendra sur cette notion d’attroupement) est long et court à la fois. J’aime les paradoxes. Court en distance, il doit y avoir une 50 mètres entre Teddy Smith et le lieu précis du drame, mais long tant l’émotion atteint son paroxysme dans cette scène. D’ailleurs pour se rapprocher, il n’y a qu’un moyen envisageable : courir. Et vite. Le découpage nous propose de suivre la course de Teddy et, parallèlement, de voir se rapprocher l’ultime but.

 

Appelons la scène, qui se trouve dans la continuité de la précédente mais situé cette fois à l’intérieur du lieu de l’accident, « scène post-accident ». On est arrivé au plus près par le visuel mais aussi par le sonore. On entend les voix des adultes qui commentent l’accident.  Ils sont tous autour du corps sans vie, il n’y a que des hommes et cela a son importance.  La caméra tourne lentement autour des dos qui encerclent le gosse à terre. On entend donc les commentaires des témoins qui, par exemple, innocentent le conducteur du camion en invoquant la débilité du gamin. On peut se demander quel est l’intérêt à ce moment, et dans ce lieu, d’essayer d’argumenter sur « la faute à qui » ? On peut y voir  un parallélisme avec l’assassinat des Indiens d’Amérique par les « nouveaux arrivants ». On déculpabilise le génocide par « de toute façon ils étaient primaires, débiles, bref des sous-hommes ». Mais reste à chacun d’y voir ce qu’il désire. Evidemment.

 

La caméra revient sur le visage de Teddy Smith qui, pour l’instant, réagit par « inaction », cela étant dit il s’agit tout de même d’une action. Il observe. Ecoute.  Son attention est perturbée par le meuglement des vaches se trouvant dans le camion. Un plan nous montre ces vaches enfermées. Quelle est la symbolique des vaches ? Sans me lancer dans une analyse de ce symbole, je dirai juste qu’il y a là une expression de la stupidité animale, de l’asservissement, de la docilité. L’être humain a mis la main sur cet animal, comme il l’a fait sur les poules, les moutons…ou sur d’autres êtres humains. Mais est-ce absolument des êtres débiles ? Qui sont les stupides ? On voit donc apparaitre deux options possibles de parallèle : celui fait entre les vaches et le gamin et celui fait entre les vaches et leur propriétaire. Mon avis sur la question est que désormais le gamin est mort. Lui n’est plus débile. Mort avant d’être débile. Il reste les autres.

 

Dans le plan suivant, le gamin est toujours la « gueule » (franchement c’est une gueule qu’il a dans la terre, ce gamin pourrait être un chien, ce serait pareil) dans le sol, dans le sable qu’il balayait. On entend un témoin proposer d’aller manger pour la simple raison que son cher estomac n’a pas reçue de « breakfast » ce matin. Qui est cet homme pour avoir envie de manger dans une situation pareille ? Enfin pourquoi pas si il a faim. Mais lorsqu’il prononce cette phrase, légèrement déplacé mais qui ne fait sursauter personne, pas même Teddy Smith, on a envie d’intervenir. De dire merde. De demander à cette espèce de porc s’il serait allé manger si ça avait été son fils à la place du « débile ». En fait, notre seul moyen d’intervention passe par notre allié dans cette séquence, Teddy Smith, le seul être qui parait sensé. Mais pour l’instant, aucune intervention de sa part. Il jette successivement des regards aux adultes et à son pote raide. Cette scène est une bonne représentation d’un des aspects au cinéma, je crois. A l’inverse de la littérature où l’on peut s’attarder tant qu’on souhaite sur les pensées des personnages, au cinéma il s’agit de suggérer ces pensées (ou la faire passer en voix off). On voit ici un temps où Teddy Smith réfléchit avant de réagir physiquement mais surtout verbalement face aux adultes.

 

Sa réaction va intervenir après une énième connerie prononcée par l’un des adultes, c’est d’ailleurs le conducteur du camion. Il dit: « I’d like to know what he was doing with broom ? » (“Je voudrais savoir ce qu’il faisait avec ce balai ? »). Hors contexte, cette réplique est très drôle. Mais Teddy Smith, lui, semble excéder de la bêtise dont font preuve ces êtres humains qui entourent toujours son ami. Il va littéralement insulter les mères de chacun. Il répond à la question débile par une réponse simple : « ha was sweeping  (il balayait) you sons of bitches, he was sweeping ». Un enfant de quatre ans aurait pu poser la question et y répondre. Tout le monde sait ce qu’on fait avec un balai, on balaye ou on expulse les souris. Même l’insulte n’est pas choisie au hasard. Disons qu’hormis les nerfs qui font parler Teddy Smith, on remarque qu’il emploi le terme de « fils de pute ». Ce sont directement les mères de ces gens qui sont visées, certainement pour noter leur peu d’éducation ou, peut-être, en référence au machisme de la gente masculine lorsqu’on parle de balai. Revenons un peu sur ce balai qui représente énormément dans cette séquence. Au fait, essayons de répondre à la question du chauffard qui demandait ce que faisait ce gamin avec le balai. Donc « he was sweeping » mais qu’est-ce qu’il balayait ? La poussière de l’extérieur. Un but dont l’objectif est inatteignable vu l’immensité du territoire. C’est comme si le gamin pensait que le sol méritait d’être balayé. Quelqu’un lui a-t-il ordonné ? Est-ce de son propre chef ? Peu importe, il sentait que ce sol était sale. Voyait-il plus loin que la poussière ? On ne le saura jamais. Il est mort.

 

Ainsi, Teddy Smith va réagir, prendre ses responsabilités d’ami, de grand frère. Il devient par la même occasion acteur de cette micro scène. Cette fois, parce que le sujet est aussi le rapport entre adolescents et adultes, Teddy Smith va grandir d’un coup. Il passe au rang d’adulte en engueulant les autres adultes, qui passent, eux, au rang d’enfants (qui auraient fait une grosse bêtise).  Il fait même reculer certain.  Cette suite et fin est le véritable moment où Teddy Smith se rend compte de la mort de son copain. Il va le porter, et donc le toucher. Il a besoin de l’emmener à distance de ces salauds insensibles. 

 

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On nous pose le, ou les, problème qu’évoque la mort. Mais, si on s’autorise à évaluer la mort, on en a une facette peu commune dans cette séquence. La mort d’un ami. Le départ d’un proche mais plus tôt que prévu. Il ne s’agit pas de la famille mais d’un ami. La sensation ne peut être que différente. Quel rapport peut-on entretenir  avec le décès d’un ami lorsqu’on est jeune et que tout reste à construire ? Difficile de répondre à une telle question dans ces pages. La seule chose que j’ajouterai est la différence d’enjeu entre la mort d’un ami et la mort d’un parent.

 

Au-delà de ce rapprochement, cette mort figure bien d’autres morts. De disparitions. D’oublis.

 

Quel rapport, aussi, entretient un adulte avec la mort d’un enfant ? Du sien ? De celui d’un autre ? Ou du débile du village ?

 

Remarquons un élément de réponse qu’apporte Peter Bogdanovitch à cette question. Lorsque notre cher Teddy Smith prend son jeune pote mort dans les bras, les adultes y assistent passivement, en simple observateur, comme lorsqu’un train passe, nous le regardons. Comme des vaches n’est ce pas ?

 

Grease Lee

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