Kagemusha, 1980, Akira Kurosawa, « AK », aussi dit « AK le Mac », Palme d'or, à égalité avec Que le Spectacle Commence, de Bob Fosse ; la mode était au partage, l'année d'avant c'était F.F.Coppola qui partageait sa récompense avec Volker Schlöndorff et, en 1982, Yol se retrouvait ex-æquo avec Porté Disparu. A l'époque on n’était pas solide sur ses appuis du côté de Cannes, pourtant l'histoire a fait ses choix et ce n'est que pour briller en soirée qu'on rappelle qu’Apocalypse Now et Kagemusha ont dû partager leur récompense.
« Celui qui ne comprend pas, celui qui s'empresse d'agir parce qu'il croit tenir les données de la situation, et s'en contente, celui-là périra, d'une mort misérable ». Gilles Deleuze, L'Image-mouvement
Kagemusha démarre arrêté avec un plan fixe et statique de six minutes où AK, ou Sensei pour les intimes, donne le la d'une fresque magistrale, comme un chef d’orchestre qui annihile son public et commande aux instruments avec son seul regard. Il leur donne six minutes pour s'accorder. La scène a tout d’une estrade de théâtre ; la disposition scénique, par laquelle deux personnages en arrière-plan se font les vigies d’une ombre étalée depuis le premier plan, rappelle le procès de Rashomon.
Tout Kagemusha se trouve dans cette première scène. Le Double (le Kagemusha) tourne son dos, aux trois quarts, au seigneur et à son frère ; il les épargne de sa folie. L’utilisation de la profondeur, si caractéristique de la mise en scène chez AK, ouvre un abîme quasi-kierkegaardien entre le Seigneur et son Double, l’effet étant accentué par une bougie qui donne du volume à la pièce en projetant une ombre. L’ombre s’appuie sur le mur derrière le Seigneur et puise sa source dans le Double devant lui. Les mimiques concordent et le frère, imitation mondaine, fait figure de pâle copie. En cherchant à modeler l’ensemble de l’univers dans une unique équation, le physicien Paul Dirac révéla par mégarde l’antimatière, le double bâtard de la matière. Les deux ne peuvent se rencontrer sans s’évanouir dans une radiation de lumière. D’où l’abîme qui sépare le Seigneur et son Kagemusha. Et le mépris, et la lutte sociale. Le Seigneur méprise cette crapule qu’on lui présente comme un double fiable, et le Double d’éclater dans un rire biblique en lui renvoyant la poutre qui lui encombre les yeux : qui est le plus grand criminel entre le voleur de poules et l’usurpateur de souveraineté ? Criminologie de classe. Le Double, le fou, à être méprisé, devint méprisable. Il se remue comme un pantin et renvoie au Seigneur une image triviale de sa singerie drapée d’honneurs. Le motif est shakespearien : je suis prêt à tout. Technique de centralisation par rapport aux factions rivales : le Seigneur a à répondre de la civilisation. Il sort côté jardin, c’est un théâtre ; le double se prosterne, comme un acteur. On reprend donc, tout les thèmes de Kagemusha sont condensés dans cette scène : le baroque du masque, la folie du double, le théâtre de la vie ; la République aristocratique, la question du mérite, la valeur de la naissance ; surtout, le glissement subreptice de la lutte des classes à la lutte des places.
Puis boum. Passés les prolégomènes prémonitoires, une scène toute en dynamique nerveuse où fulminent les pistons des cuissières d’un messager pressé, rappelle en une poignée de secondes qu’il s’agit d’un film de guerre. Le messager qui passe en courant devant toute la garnison et ses couleurs, s’il n’est qu’un obscur figurant, est au moins le porte-missive de Kurosawa : Monsieur nous offre du grand cinéma et du grand spectacle. Les soldats se lèvent à son passage, par amour du combat, mais aussi pour celle de la technique cinématographique. C’est pur, c’est gratuit, c’est beau, le tout sur des cuivres qui donnent comme du Chostakovitch. On est en 1573.
« L'oeuvre de Kurosawa est animée d'un souffle qui pénètre les duels et les combats. Ce souffle est représenté par un trait unique, à la fois comme synsigne de l'oeuvre et signature personnelle de Kurosawa : imaginons une épaisse ligne verticale qui va de haut en bas de l'écran, et qui se trouve barrée de deux lignes horizontales plus minces, de droite à gauche et de gauche à droite. C'est dans Kagemusha, la très belle descente du messager, constamment déporté à gauche et à droite. » Idem.
L’entrée du messager dans le palais du Seigneur est extrêmement ritualisée. L’étiquette est aussi importante que le film. La société de cour tient dans un cube où des dispositions orthogonales font coffre, étoffe et volume. AK fait de la sociologie géométrique : ce n’est pas la personne mais la place qui fait le noble. Il s’agit de déceler les signes de ce film pour le comprendre, de chasser les traces qui persistent. Lorsqu’on voit ce page porter le tabouret à un chef de guerre : qui fait le chef ? Qui fait le page ? Le page se tient derrière le chef, lui aussi comme un double, amélioré ou dégradé. L’attention que porte AK à ce tabouret est le signe de son intérêt pour l’analyse positionnelle de ses personnages. AK semble rejeter les explications transcendantes. Il la chasse partout où elle se montre. Lorsque le Kagemusha prend ses quartiers dans les appartements du défunt Seigneur, son complice ouvre les placards à coulisses qui contiennent trois gardes cachés, qui apparaissent comme une résonance, une répétition affaiblie de l’ancien Seigneur. Ceux-là persistent. Là encore, AK insiste. Il dit que le Kagemusha, qui répète le Seigneur, n’est pas une personne, mais seulement une position. Sa position serait en péril sans leur présence devenue complice. De même, ces derniers n’ont pas de raison d’être sans le Kagemusha, certes lié par un contrat, mais lui aussi usurpateur, au moins au second degré. Dans tout le film, AK perd son temps à filmer des personnages dans des positions subalternes (serviteurs, etc.). Cette précision dénote une volonté de présenter un système de manière organique, sans se limiter aux héros. Dans le domaine des intrigues, tout le monde a potentiellement sa chance à prendre, à condition de correspondre aux codes en vigueur. Cette piste des positions désigne une forme de la République aristocratique.
Kurosawa ne croit pas aux transmissions par le sang, mais par la compétence ; l’idéal républicain se calque sur le paysage des traditions. En termes de choix, Kurosawa tranche en faveur du Double au détriment du Fils, comme le rappelle la biographie des Cahiers du Cinéma sur Kurosawa, qui au passage se trouve être, ni plus ni moins, qu’une résumé habile de Comme une autobiographie, la vie de Kurosawa retracée par le menu à l’aide de ses propres soins. L’héritier est écarté au profit d’un technicien, qui se trouve être un acteur. Ce technicien remplit le fond de légitimité nécessaire pour maintenir la magie du pouvoir, par mimétisme. Pompe et faste sont les atours protecteurs du Seigneur copié. Le Kagemusha, ce technicien, a été approuvé par le groupe des aristocrates. Alors que son complice le présentait au reste du groupe, il lui demandait d’enlever son masque. Ordre risible s’il en est puisqu’il est un masque. Sa ruse, sa materia réside dans le fait de se fondre.
La position du Fils dans ce tableau est celle d’un cocu ; elle n’est peut-être pas si simple. Pas seulement le fait qu'une transmission par le sang n'a pas de sens (même si bien des empires se sont casser la gueule pour des histoires de succession ratée : héritier incompétent, héritiers trop nombreux, etc.). S'il agit de la sorte, c'est aussi parce que son père l'écrase, que les généraux ne lui portent aucune considération. On le traite comme un naze, il joue son rôle jusqu'au bout. C'est aussi la jeunesse contre l'establishment, le mouvement contre la montagne. Alors que le Kagemusha prend son pied parce qu’il passe pour, le Fils subit les sillons virtuels des positionnements sociaux parce qu’on le fait passer pour. Et la mécanique est implacable : plus on le prend pour un naze, mieux il s’appuie sur l’obstacle pour proprement démontrer que c’est un naze. Il est enfermé dans un régime, quasi-juridique, celui du Naze à qui la fortune ne saurait sourire, parce que lui-même a été mis dans une position où il ne pouvait que faire la gueule. A l’inverse, le Kagemusha joue, il accepte l’illusio comme une main entre dans un gant. Ainsi il trompe les gens du palais, les espions – censés être des éclaireurs de mécanismes trompeurs -, les courtisanes, et le petit-fils du défunt Seigneur. Il adopte sa gestuelle et se frotte l’extrémité de la moustache comme le fantôme du Seigneur. Alors que des espions croient déceler en lui un double, le Kagemusha se permet un écart au regard de l’étiquette en passant en revue ses soldats au galop. Cette audace inquiète le groupe des aristocrates. Pourtant la légèreté prise avec les règles revient à légitimer ses mêmes règles, puisqu’elle emporte la conviction des espions. C’est comme François Mitterrand qui balance deux ou trois mots de verlans au cours d’une interview : une simple stratégie de condescendance qui ne fait que renforcer l’autorité du langage soutenu. Et de même que le Médicis de Latché n’aurait pas pu aller plus loin dans le verlan, le Kagemusha tombe de son cheval au bout de sa course au galop. L’audace trouve ses limites naturelles dans l’épuisement du sérieux.
«S'il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur ce point précis: chez Dostoïevski, l'urgence d'une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d'abord chercher quelle est la question plus pressante encore. C'est ce que Kurosawa aime dans la littérature russe, la jonction qu'il établit entre Russie-Japon. Il faut arracher à une situation la question qu'elle contient, découvrir les données de la question secrète qui, seules, permettent d'y répondre, et sans lesquelles l'action même ne serait pas une réponse. Kurosawa est donc métaphysicien à sa manière, et invente un élargissement de la grande forme: il dépasse la situation vers une question, et élève les données au rang de données de la question, non plus de la situation. Il importe peu, dès lors, que la question nous paraisse décevante, bourgeoise, née d'un humanisme vide. Ce qui compte, c'est cette forme du dégagement d'une question quelconque, son intensité plus que son contenu, ses données plus que son objet, qui en font de toute manière une question de Sphinx, une question de Sorcière.» Idem.
Le Kagemusha semble absolument libre dans sa contrainte. S’il éprouve une empathie certaine pour la peau qu’il se charge temporairement de supporter, c’est plus un machiavélisme rieur qu’il laisse transparaître, pour ne pas dire une vengeance de classe. Il parvient même à un point de virtuosité exquis qui lui permet de suspendre momentanément les règles de l’illusion pour envoyer un clin d’œil complice au frère du Seigneur, tout en annonçant à ses courtisanes qu’il est proprement en train de jouer. Le Kagemusha le dit lui-même, « très bien je ne joue plus » : le principe est celui de La Lettre volé – que dévoile-t-on lorsqu’on dévoile ? Il provoque le rire partout tandis que son ombre damnée continue à le suivre. Le Kagemusha s’est vu, l’espace d’un instant, Prophète maléfique. La tourbe a préféré poursuivre dans son enlisement. Dans le texte, c’est du Matrix avant l’heure.
La place du Seigneur est aussi une charge, un poids. AK reste dans la pure immanence : aucune position n’est transcendante. Le Seigneur se voit imposer certains rapports par le fait même d’être un Seigneur. D’ailleurs le Kagemusha sent la pilule venir en déclinant l’offre des aristocrates : « je peux lui servir de double de temps en temps ; du matin au soir, c’est trop ». Il finit pourtant par s’engager sur un CDD de trois ans à la suite d’une espèce de révélation, peut-être le seul moment de transcendance dans le film. Une sorte d’inspiration, un peu mystique, qui confine à la folie, mais cette folie de bâtisseur d’empires dont les rêves font des codes de lois. Il commence d’abord par voir le cadavre du Seigneur, autant dire qu’il se voit lui-même mort. Puis il entend des espions comploter contre les hommes du Seigneur. A vrai dire, son revirement est peu compréhensible ; mais c’est son revirement, son instant créateur, et probablement le véritable moment où il se trouve authentiquement libre, à la frontière entre deux champs sémantiques, celui du fou errant et celui du seigneur en guerre. Et comme être libre, c’est choisir, il opte pour le pourpre contre la poussière : « je souhaitais être libre, mais j’étais égoïste ». Hum, les voies de la praxis humaine sont impénétrables. En tout cas l’hommage rendu à la charge qui l’attend est tout à son honneur. Stoïcien, le Fou devient Double : les évènements s’enchaînent, lorsqu’ils nous déplaisent, on les évite dans la mesure du possible ; sinon, on les incarne avec dignité. La dignité d’une montagne en ce qui le concerne. C’est cette même montagne qui parle alors que son Fils lui tend un piège lors d’un conseil de guerre pour lequel les aristocrates lui avaient donné les consignes. Etant mis devant le fait accompli, le Kagemusha s’appuie de tout le poids de sa charge pour délivrer un énoncé vide, qui ne prend sens que par position à partir de laquelle elle émane : « ne bougez pas, une montagne ne bouge pas ». Autorité contre autorité, charge contre charge ; le Kagemusha baffe le Fils.
Et pourtant, si le Kagemusha ne sera jamais le Seigneur – rappelez-vous l’émission de photons prédite par Paul Dirac -, il semble à un moment ressentir quelque chose de son souffle. Lors d’une énième bataille dans laquelle le Fils joue au bouffon gâté, le Kagemusha lève des troupes pour le soutenir. Alors que les bannières remplissent l’écran – encore des signes -, le Kagemusha prend place sur un tabouret, comme une montagne, pour observer la bataille qui se déroule. Il reste Kagemusha comme le montre ses craintes intermittentes surmontées par les injonctions de ses complices qui lui imposent de rester immobile, comme une montagne. Puis l’effroi vide, existentiel, dans lequel une nouvelle fois les règles sont suspendues, mais non à l’initiative du Kagemusha cette fois. Des soldats sont progressivement atteints dans la garde rapprochée du Kagemusha. Celui-ci panique : il reste, malgré ses talents, un acteur sans mutuelle. Puis de jeunes soldats se disposent autour de lui pour le protéger. Dès qu’un de ses poupous est touché, un autre le remplace – oui comme dans le chant des partisans. Et là, AK s’intéresse au visage du Kagemusha – un des rares plans serrés du film -, et on sent une peur profondément réelle, quelque chose d’un tremblement dans lequel la mondanité infligée depuis plus d’une heure s’écroule. Il n’y a plus de convention, il n’y a qu’un sentiment très réel : l’effroi, l’angoisse face au vide. Le Kagemusha ressent son larcin au plus profond de ses tripes alors qu’il commençait à se plaire dans son nouveau corps : il n’est pas prêt à voir des hommes mourir pour sa dignité. Ce passage est intense. Il fait penser, dans une moindre mesure, au film de Jacques Audiard, Un héros très discret. Le personnage joué par Matthieu Kassovitz se fait gauler dans son usurpation d’identité alors qu’il se trouve dans une situation où le cours des évènements lui impose de faire fusiller des soldats qui étaient passés à l’ennemi. Assumer une telle exécution relève du sacrilège. Même les escrocs ont un honneur.
Voilà donc pour la République des aristocrates et l’analyse positionnelle. Kagemusha est un film qui s’intéresse aux positions. La lutte des classes, entrouverte dans la première scène, est en fait une lutte des places. AK n’a aucun préjugé. Le Double montre la voie de la réussite sociale : le talent et l’appropriation des codes. Un riche n’est véritablement riche que dans la mesure où il se comporte comme un riche, confer la distinction qu’opère l’humoriste américain Chris Rock entre le rich – genre star de hip-hop dont les jantes de sa voiture sont plus chères que la voiture elle-même – et le wealthy – investisseur avisé du Minnesota qui produit la star de hip-hop précédemment évoquée. Pourtant, si le Kagemusha se montre à l'aise dans les pantoufles du défunt (petit-fils qui l'adore, maitresses dupées, conseil de guerre bluffé), malgré quelques déchets au niveau du jeu de jambes, il finit, comme l’original, par commettre le péché d'hubris en voulant tromper le cheval du maitre. Bah oui, il faut bien laisser de la place à la liberté, au hasard, au panache. Sur ce blog, nous ne pouvons que le comprendre et l’absoudre : la démesure est ce qui console de la mort. Demandez au coup de boule de Zizou.
« Il faut évidemment que le personnage s'imprègne de toutes les données. Mais, puisqu’elle renvoie à une question plutôt qu'à une situation, cette imprégnation-respiration diffère profondément de celle de l'Actors Studio. Au lieu de s’imprégner d'une situation, pour produire une réponse qui n'est qu'une action explosive, il faut s'imprégner d'une question, pour produire une action qui soit vraiment une réponse pensée. Le signe de l'empreinte, dès lors, connait un développement sans précédent. Dans « Kagemusha », le double doit s'imprégner de tout ce qui entourait le maître, il doit lui-même devenir empreinte et traverser les situations diverses (les femmes, le petit enfant et surtout le cheval). On dira que des films occidentaux ont pris le thème. Mais, cette fois, ce dont le double doit s'imprégner, c'est de toutes les données de la question que seul le maitre connaît, « rapide comme le vent, silencieux comme la forêt, terrible comme le feu, immobile comme la montagne ». Ce n'est pas une description du maître, c'est l'énigme dont il possède et emporte la réponse. Loin de faciliter l'imitation, c'est cela qui la rend surhumaine ou lui assure une portée cosmique. » Idem.
Mais il ne faut pas se méprendre. Kagemusha est le manuel des optimates, le gouvernement des meilleurs. Le primus inter pares est conforté aussi longtemps qu’il continue à se comporter comme tel. Kagemusha n’est certainement pas démocratique, il fait peu de cas des petites gens, des sans parts. Il ne faudrait pas oublier que ce film relate l’histoire de trois seigneurs qui jouent à Risk, même si l'un d'eux quitte la partie discrètement et se fait remplacer. La façon de raconter cette guerre relève du partie pris : on observe l’histoire « d'en haut », la guerre est vue d'au dessus, façon Napoléon qui place ses pions. On suit les combats d'un point de vue stratégique, non pas en mettant la caméra parmi les soldats et leurs litres de sang. Un point de vue macro, pas micro. A l'inverse du Soldat Ryan, ici on ne montre les soldats que partiellement. Se faire tuer pour défendre son seigneur où satisfaire les ambitions folles de son fils ? La dénonciation de la barbarie est rapide parce qu’elle est évidente, plutôt que de s'attarder sur le visible, AK choisit de décortiquer les mécanismes cachés. Ok la guerre c'est moche, on ne va pas en faire des tonnes, retenue toute japonaise. Soldat Ryan, au contraire, nous plonge dans la merde avec les soldats, c'est le point de vue du peuple, on retourne seulement quelques fois voir les hautes sphères dirigeantes, dans un portrait beaucoup plus caricatural. Les cerveaux contre les tripes, l’insinuation raffinée contre le hurlement ravageur, des visions antagonistes du sort des hommes. Le Soldat Ryan c’est Athènes là où Kagemusha incarne Sparte.
Enfin, le baroque. AK est un grand lecteur de Shakespeare. Et il n’y a qu’à voir la manière avec laquelle il ménage les bulles de ses story-boards (pour Ran ou Kagemusha). Le baroque c’est le contraste, le contraste, et le contraste, et un mépris profond pour la symétrie. Le Double se voit mort, il trouve « tout cela stupide », et il se ballade dans un rêve au décor dessiné par AK, ça c’est baroque. De la guerre en son et lumière, pas de réalisme. AK, c’est un monsieur qui transforme le cinéma en 24 tableaux par seconde. D'un point de vue sensoriel, on est gâté. Il y a toujours cette idée que Kurosawa est spectaculaire, un peintre plus qu'un écrivain, un mec qui ne s'adresse pas qu'à la partie analytique du cerveau : il offre un « espace-respiration » comme a pu dire Gilles Deleuze. Les contrastes se retrouvent notamment dans l’opposition entre intérieur/extérieur. À l'intérieur, des scènes calmes, statiques, des personnages assis, des cadres fixes, un découpage géométrique. C'est la montagne. En extérieur, les éléments (le cadre et tout ce qu'il se passe dedans et autour) se déchainent. Le feu et le vent, les fumigènes. Idem pour les ombres. Néanmoins, un des fils du baroque manque à l’appel. En effet, il n’y a pas beaucoup de gros plans dans ce film. Ceci est à mettre en lien avec l'ampleur donnée au récit, la taille de la fresque, et comme évoqué plus haut, la fameuse analyse positionnelle.
Pour le reste, histoire de. Rien que du feeling, des phrases lâchées comme une volée de flèches sur les barricades des assaillants. A la première vision du film, on est envouté par les images de guerre de nuit, les fumigènes, les contre jour, les couleurs et la musique. D'ailleurs, tout le monde en fait la pochette du film, c'est vrai que ça claque. La deuxième fois, on s'y attend bien campé sur ses appuis. Et là, on réalise que « putain les scènes de guerres de jours », c'est moins dingue mais c'est presqu'encore plus fou. Et puis au niveau des couleurs, le cauchemar en technicolor, quel grand malade ce type quand même. Chez lui c'est un tableau génial, chez les autres ce serait un trip sous LSD façon Easy Rider. AK, pas le genre de bonhomme à rêver qu'il se pointe au taf en calebute. Un certain sens de la démesure. Tiens et encore pour donner dans la démesure, c'est con, mais quand on voit une scène de guerre avec des milliers de figurants, on se dit que c'est encore plus vertigineux qu'une scène avec des millions de personnages en effets spéciaux. Pour la pluie, c'est comme pour les figurants, on remarque qu'il pleut vraiment, ça rend le tableau encore plus fort, est-ce qu'ils ont vraiment attendu la pluie pour pouvoir tourner ces scènes là ?
Le baroque se trouve encore dans la multiplication des perspectives et des prises de vue. On le retrouve cette sensation dans la scène de reconstitution du crime (le passage du fusil dans la meurtrière) : des raccords dans l'axe et un plan principal large autour duquel les autres s'articulent. On se rapproche pour se focaliser sur un personnage puis on revient au plan large, à notre place. Mise en scène assez récurrente au long du film, on sait et on sent que Kurosawa filme avec plusieurs caméras (trois) de façon simultanée. Une principale, deux autres pour les plans plus serrés, avec de longues focales pour ne pas être dans le champ de la première. D'ailleurs il paraît qu'il passait parfois une quatrième caméra à un opérateur, lui disait de filmer la scène comme il le sentait et ne regardait jamais les rushs, sauf en cas de blocage au montage, un stratège.
Kagemusha, l'ombre du guerrier, ce n'est pas seulement le double et sa tentative de donner le change. Ce corps qui ressemble à Shingen, ce n'est qu'un symbole, la partie visible de l'iceberg, qui trompe le peuple et effraie à l'ennemi. L'ombre, c'est l'ombre d'une montagne qui plane sur son clan et écrase son fils, un écho qui se prolonge pendant les trois années qui suivent la mort d'un homme et de ses ambitions. La démesure, la grande forme.
Sans Congo & Joy Means Sick
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