Yangsando de Kim Ki-young (1955)
C’est dans un charmant petit village du Gyeonggi que se noue le marivaudage fatal du deuxième film de Kim Ki-young, Yangsando. Ok-ran (Kim Sam-hwa) et Su-dong (Cho Yong-soo, acteur remarquable), de jeunes et modestes villageois, sont promis l’un à l’autre. Ils coulent des jours heureux à s’acoquiner de rivières en rivières, l’une minaudant la vertu, l’autre l’abstinence. Égrillards à souhait, les deux tourtereaux vont du Charybde au Scylla soft porn que pouvait légitimement accepter la Corée du sud des années 50.
Seulement voilà, un sale gosse teigneux, pourri et gâté apporte son lot d’emmerdes. Il s’agit Mo-ryong (Park Am), archer habile et fils de lettré qui s’entiche de la petite Ok-ran. S’ensuit un ménage à trois qui confine de manière inexorable au tragique. Mainmise tranquille de la fonction publique confucéenne, comportement abject d’un chiard gavé de certitudes séoulites et des hectares que compte son domaine, pauvres paysans aspirant à une vie tranquille : tous les ingrédients sont réunis pour laisser place à ce que le cinéma sud-coréen a de pire à vous offrir, le mélodrame. Divine surprise, les chassés-croisés amoureux entre les bas-fonds et les hautes cimes de la société sont monnaies courantes dans les contes pansori (l’histoire de Chun Hyang). Allons bon.
Mais un mélodrame baroque et expansif – au sens où Tarantino est expansif –, Kim Ki-young y imprimant sa marque de fabrique. À première vue, Yangsando est assez différent du style qu’on a coutume de retrouver dans ses films. Il entre dans la tradition des récits folkloriques à la fois légers et graves qui, souvent inspirés de légendes orales, restituent une Corée intemporelle et immaculée. Salutaire au sortir de la guerre donc. Avec la musique traditionnelle qui l’accompagne, c’est la douce caresse d’un paysage rayonnant et hospitalier qui offre sa ritournelle. Quelque chose se brisera pourtant : bienvenue dans votre film.
genre tu sais pas ce qu'il faut pas dans un lit de mariés
Réalisateur iconoclaste qui s’installe dans sa caméra comme dans une excavatrice, cet ancien étudiant en médecine est imprégné de la folie des personnages qu’il dépeint. La perversité est déjà mise en scène dans Yangsando par le jeu de Mo-ryong, qui semble se complaire du malheur du couple autant que de la perspective d’épouser Ok-ran. Sa monture ridicule rajoute à la cruauté du personnage, comme le bouffonnerie du Joker le rend d’autant plus cruel. De la même manière, le caractère faussement indécis et drôlement fuyant d’Ok-ran – genre la bouche qui dit non mais le corps qui dit oui – annonce les veuves pêcheuses et fascinantes de l’Île d’Io (1978). So-dong, enfin, n’est pas en reste. Androgyne et apollonien, son physique qui brinquebale sur une ligne de crête entre le malsain et l’eunuque se fait le refuge – à la fin du film – d’une colère dionysiaque, fantasque à l’absurde, où les grimaces d’Antonin Artaud nourrissent la désarticulation d’un pantomime rigide.
Don Quichotte
Tchipeuse
La chute des dieux
Il semble que ce jeu à contrepoint et volontairement claudiquant a été particulièrement mal perçu par la critique de l’époque. Guelfes et gibelins se sont écharpés à propos de la posture distante des acteurs, émaillée d’une préciosité exacerbée lors des scènes d’amour.
ou pas
Il faut le dire pourtant, les quinze dernières minutes de Yangsando sont d’une très grande qualité. La symbolique est étoffée et généreuse, les sentiments subissent une inversion brutale des pôles, le propos devient décousu et violent. Les baffes sont servies sur un plateau, un tronc d’arbre brûle, le passage douloureux d’un cauchemar suintant.
Pop-corns par bouchée, Kim Ki-young a la touchante délicatesse de nous offrir de belles scènes de baston en rabe. Ça s’étrangle généreusement pour une petite miche grassouillette et paillarde, on aime. Et, bonus – mais cela reste à vérifier –, c’est peut-être Kim Ki-young qui est à l’origine de la glorieuse discipline des chassés champêtres, celle-là même qui vit son apogée sous les auspices de Song Kang-ho (A Quiet Family, Memories of Murder, Secret Agent). L’image, malheureusement, n’est pas suffisamment nette pour apprécier le millésime à sa juste valeur.
Et là, sortez les loupes, promis juré, c'est un chassé enlevé
Comme c’était évoqué, ce film correspond par plusieurs aspects aux codes du mélodrame qui commençait à s’imposer alors. Plutôt qu’un pensum ronflant – d’autant plus que le blog recèle de précieux éléments (héhé) sur le sujet –, vous trouverez ci-dessous ce qu’est un mélodrame en dix images.
un gros plan sur une scène pénible sur le point de survenir (sans la montrer toutefois) : ça c'est mélodrame
Un homme armé qui abuse d'une femme : ça c'est mélodrame
une femme toute palôte et sa copine inquiète à côté : ça c'est mélodrame
personnage en gros plan qui pleure en s'accrochant à la jambe d'un autre : ça c'est mélodrame
les mauvaises augures, généralement un animal merdique qui se fait buter : ça c'est mélodrame
nous contre eux, avec la symbolique de la plongée : ça c'est mélodrame
un personnage tête baissé qui reste dans son rang : ça c'est mélodrame
une femme qui rampe en pleurant : ça c'est mélodrame
quand on a l'impression que le personnage dit " Mais pourquoi ? pourquoi ?? " : ça c'est mélodrame
et enfin, classique des classiques, un personnage qui porte le deuil d'un proche : c'est terriblement mélodrame
Yangsando souffre malheureusement de la mauvaise qualité de la pellicule, malgré quelques fulgurances dignes du réalisateur. Si le film a été moyennement bien reçu, étant jugé comme une tentative ratée de mise en scène d’une tragédie (sic!), on y retrouve pourtant, avec sympathie, la farce qui suit le drame comme l’ombre se réfugie derrière la lumière, la véritable signature du réalisateur. Dans les films de Kim Ki-young, la bouffonnerie donne ses lettres de noblesse à la tragédie.