Possessed, Lee Yong-joo (2009).
Mercredi 12 octobre. Premier jour du FFCF. Je quitte le taf comme un taureau du Vaucluse pour arriver devant le cinéma Saint-andré-des-arts avant 19 heures, légèrement en nage. Je sors mon déodorant Nafnaf parfum Goyave, et lance un regard chargé de sexualité à une dame qui passait par là. Encore du monde devant le ciné, dis donc Korea is beautiful cette année. Ça paye de passer à la radio de Science-po, hein. Bon c’est pas tout ça, je cherche mon nouveau pote, David Tredler, pour ne pas avoir l’air d’un mec qui est sincèrement désolé de sa présence. Ah bah tiens, David te voilà, tu tombes bien comme un but de Sylvain Wiltord en finale de Coupe d’Europe. Comment vas-tu ? David me présente… mais oui c’est bien I.D. de Made-in-Asie ! Mais c’est la folie cette année le FFCF. A ce rythme là, je vais finir par croiser le fantôme de Steve Jobs pendant l’avant-première de The day he arrives (bah non en fait puisque je n’irai pas voir ce film, mouhahahahaha).
Mais moi je compte sur votre présence les mecs !
L’entrée du cinéma continue de se remplir. Je me dis que pour l’année prochaine, il faudra au moins prévoir de réserver l’UGC de la Cour Saint-Emilion avec un gros 24 x 33 (mètres évidemment) à l’effigie du blog KBP. Si le FFCF, comme c’est parti pour, est un gros succès cette année, il ne faudra pas que j’oublie de demander à Pierre de m’arranger l’interview qu’il m’a promis avec Park Chan-wook en échange de ma participation en tant que daily bloggeur. En attendant, je me remets à peine de l’émotion de m’être fait un nouveau pote que voilà Epikt (i.e. Insecte Nuisible), ami de la première heure de KBP, qui déboule. Shibal ! Fallait prévenir. C’est encore mieux que les vacances au camping de Palavas-les-Flots ici ! Nous allions tous voir Miracle of Jungno street, un documentaire sur quatre personnes membres de la communauté gay de Séoul. J’avais de grosses appréhensions avant d’y aller, mais je suis sorti soulagé. Les documentaires feront l’objet d’un compte-rendu commun, donc pour le moment, je continue à raconter ma vie.
La base de travail primordiale de ce blog
En attendant les séances de 21h, Epikt et Sans Congo se réunissent autour d’un falafel de la prospérité. C’est l’occasion pour les deux de s’autocongratuler sur la qualité exceptionnelle de leurs site/blog respectifs. Epikt, c’était un peu un grand frère bienveillant à l’origine de l’aventure KBP (ouais j’avoue « aventure » c’est un peu too much). Sans Congo n’a donc pas manqué de le remercier pour les éclairages lumineux (ouh le vilain pléonasme) qu’il a apporté à son travail, en soulignant la très haute valeur esthétique et intellectuelle de son site ; il espérait par ailleurs, lorsqu’il aurait des Sans Congo Juniors, qu’Epikt accepterait de les prendre en stage. Quant à Epikt, gêné par ces compliments, il avoua que le blog KBP lui avait redonné le goût à la vie au terme d’une période difficile qu’il avait récemment traversée. Sans Congo versa une larme et ils se prirent dans les bras sous l’air atterré d’une femme en burqa (attention il y a un piège).
21h. Croisée des destinées. Comme j’avais déjà vu Bleak Night, vers lequel se dirigeait Epikt, je me lançais d’un pas leste en direction de la séance de Possessed, de Lee Yong-joo, en me rappelant soudainement que je n’aimais pas voir les films d’horreur en solo. Trop con le mec. Tant pis, fides et fortitude, je ne peux plus me rétracter.
Jun Hui-jin, qui présente Possessed, nous explique que Lee Yong-joo a été l’assistant de Bong Joon-ho sur Memories of Murder. Ouhhhh, pas mal du tout la ligne sur le cévé. Pour peu que BJH ait daigné laisser couler un dixième de son talent pour abreuver son poupou, c’est la garantie d’un travail propre pour ce film qu’Hui-jin qualifie d’ « horreur mystérieux », ouvrant la voie à une nouvelle représentation du cinéma d’horreur sudco qui se libère du système binaire codifié par la série des Whispering Corridors (le premier ayant été réalisé par Park Ki-hyeong) d’un côté, et Deux sœurs de Kim Jee-won de l’autre.
Mais est-ce vraiment un film d’horreur ? Possessed raconte l’histoire d’une étudiante répondant au doux nom de Hee-jin qui rentre de Séoul en apprenant la disparition de sa petite sœur de 14 ans So-jin. Cette dernière vit avec leur mère, et ne s’est jamais vraiment remise de l’accident qu’elle a eu avec son père dans lequel ce dernier trouva la mort. Après cet accident, la mère s’emmure progressivement dans une foi renouvelée (phénomène assez classique et visqueux des born again), ce qui finit par la transformer en une veuve fanatique et flippante qui passe ses journées à prier intensivement (remarquez bien que ces gens ne se posent jamais la question du PIB hein). Elle refuse de travailler avec la police pour retrouver So-jin, ce qui n’est pas sans provoquer des réactions de suspicion de la part de leur part, alors qu’ils se prennent le tarif habituel sur leur prétendue incompétence. Parallèlement à cela, Hee-jin, qui essaye de comprendre avec ses propres moyens ce qu’il s’est passé, est de plus en plus témoin de phénomènes brrrr….. baaaaaaaaddddant.
Le premier élément qu’il conviendrait de relever sur ce très bon film, c’est que son génotype est confus. En effet, Possessed pourrait postuler au titre de film d’horreur, de film fantastique et de thriller. Le mélange des genres étant ce qu’il est en Corée du sud, cette question pourrait se révéler sans aucun intérêt. Pourtant, lorsque l’on parle de mélange des genres, on évoque généralement un mélange impliquant des aspects de la comédie avec de l’action et/ou du mélodrame. Or là, disons que la problématique se pose au terme d’une translation vers les extrémités du spectre cinématographique. L’enjeu est alors inédit. Pour simplifier, il semble que Possessed est à la fois un thriller et un film d’horreur, ce qui ne signifie pas que c’est un thriller qui effraye mais que ce film repose sur une ossature à double hélice, dont l’une relève du film d’horreur et l’autre du thriller. La composante-film d’horreur est menée par Hee-jin, qui se fait ses coups de flips selon les règles de l’art (cf. plus bas) tandis que la composante-thriller est dirigée par le détective Tae-hwan qui mène son enquête par-delà les embûches classiques qui parsèment la voie de la vérité.
A cause de cette ambivalence, on peut légitimement se dire que Possessed est un film d’ « horreur mystérieux ». Au point même de dénigrer l’œuvre au regard des stricts critères du cinéma d’horreur. En effet, ce ne serait pas faire du tort au film que de dire que Possessed est strictement canonique sur la partie film d’horreur. Il n’y a aucun apport original. En revanche, les techniques habituelles sont utilisées avec un certain degré de perfection. En gros, Lee Yong-joo ne cueille aucun de ses spectateurs par traîtrise. A chaque fois qu’il cherche à faire peur, le mécanisme est strictement balisé (main qui passe sous un lit, visite de la cave au sous-sol, etc.). En revanche, la maîtrise du réalisateur, et notamment la maîtrise sonore (l’angoisse est constamment maintenue sous tension grâce à une bande-son grinçante), fait que l’on tombe dans le panneau à tous les coups. D’ailleurs il y a des signes qui ne trompent pas : généralement, lorsqu’on entend un vague brouhaha et des rires nerveux dans une salle qui passe un film d’horreur, c’est qu’il y a une certaine électricité qu’on ne parvient pas vraiment évacuer.
Le scénario du film est extrêmement bien ficelé, imbriqué et systématique (tiens il n’aurait pas pris des notes que BJH celui-là). L’enquête du détective avance de manière chaotique et décousue à cause des témoignages des personnages pris de folies subites à cause d’un phénomène qu’il ne parvient pas à analyser. Pour lui, l’explication est strictement rationnelle, tandis qu’Hee-jin représente la perspective fantastique de l’histoire. D’ailleurs, le film n’est pas sans rappeler Seven, de David Fincher, dans la mesure où on a l’impression que le détective fait face à une machination très puissante, dans un contexte religieux fortement perturbateur. La psychologie des personnages est très travaillée, c’est comme si on se faisait une partie de Cluedo. On est happés par l’enquête au fur et à mesure des avancées du détective. Et les apparences sont souvent trompeuses, au point qu’on ne sait pas tout à fait qui est victime et qui est bourreau. Bref, une belle mécanique à mettre à l’honneur de Lee Yong-joo : ça faisait un petit moment que je n’avais pas senti dans un film le caractère implacablement machinique d’un scénario lourd comme du plomb.
Ensuite, l’autre élément très prégnant du film réside dans la question du fanatisme. La mère d’Hee-jin en tient une bonne trempe dans le genre. Elle est l’archétype du devenir-religieux qui nie la réalité au bénéfice d’un système de croyances. Et l’élément du fanatisme agit comme un amplificateur tant du film d’horreur que du thriller.
Pour le film d’horreur, c’est relativement simple. Le fanatisme est un discours sur le vide qui lui donne du sens (ce qu’il y a après, ce qu’on ne voit pas, etc.). Or, avoir la prétention d’exprimer ce « vide » revient d’une manière ou d’une autre à chercher une prise de pouvoir. Les enjeux de croyances sont des enjeux de pouvoirs, cf. la mère d’Hee-jin qui n’adresse pas la parole à sa fille sous prétexte qu’elle est athée, ou le détective qui finit par croire à tout ce qu’il rejetait comme des inepties en raison de la maladie de sa fille. Et qu’est-ce qu’un film d’horreur, si ce n’est donner une forme et un sens à ce qui est hors-cadre ? Si Possessed est angoissant plus qu’il ne fait peur, c’est qu’il est en permanence tendu vers ce vide qui se trouve au-delà du cadre.
Pour le thriller, le fanatisme agit comme un bruit autour de l’enquête. On ne peut pas raisonner avec des gens qui n’ont pas le sens de la mesure. Le fanatisme agit comme un parasite autour de l’objectivité des faits, la matière première de l’enquêteur. De ce point de vue, des passerelles sont ouvertes vers le film d’horreur lorsque le détective pense perdre le contrôle à cause de la teneur des propos qu’on lui rapporte. En effet, il est difficile de montrer à un fanatique (pour ne pas dire impossible) qu’il se trompe, car, pour reprendre la formulation consacrée, « tout ce que vous pourrez dire sera retenu contre vous ». C’est ce que les sociologues peuvent analyser sous l’angle des stratégies visant à contrer les dissonances cognitives : si une secte est persuadée que la fin du monde doit se produire demain, et que celle-ci n’a pas lieu, la secte rationalisera le non-évènement en retenant que les croyants n’ont pas fait preuve d’une ferveur suffisante pour « mériter » que la prophétie se réalise. Bref, face à un fanatique, on perd à tous les coups.
Bon, mais si le fanatisme et l’internet ont ceci en commun d’être à rendement croissant, Possessed reste mesuré dans les conclusions qu’il tire. En effet, au bout du compte, on ne tranche pas véritablement entre la part du réel et la part du fantastique, ce qui semble être une grande force du film. L’ « ouverture » sur laquelle s’achève le film est à l’image de la réalisation qui a privilégié, pendant presque deux heures, l’imagination à l’image. L’imagination laboure le champ des possibles et, d’une certaine manière, Lee Yong-joo reste neutre sur le point de savoir si la foi est un élément positif ou négatif. S’il tourne en dérision la « guerre des Dieux » (Weber), notamment par des scènes où une sorcière tout droit sortie d’un film de Kim Ki-young ou Kim su-young entre en conflit avec le corpus christique, il ne semble pas nécessairement pencher vers l’ataraxie divine.
On pourrait dire beaucoup de choses de ce film très intelligent et stimulant. Il y a par exemple ou un deux points très importants, pour ne pas dire essentiels, qu’on ne pourrait pas évoquer sans spoiler sévère. Donc en attendant, je vous invite très fortement à vous rendre à la session de rattrapage le dimanche 16 octobre à 21h40. Ouais, j’avoue que j’ai eu peur.