Le suspect
Jeudi 13 octobre 2011. J’enfile ma cap de superman et longe la Seine direction le FFCF et ses petits biscuits orientaux. Le col de ma chemise, très raide, me cisaille l’arrière de la nuque. Je me plais à croire que du sang finira par couler, ce qui me donnerait une véritable street credibility auprès des membres féminins du staff, genre « on m’a attaqué de dos, j’ai dû laisser mon pied de biche dans la gorge d’un des assaillants ». Il n’y a pas à dire, le cinéma sudco, c’est une manière de t’élargir ton horizon. En attendant, je retourne à la réalité et me postiche à l’entrée du cinéma en faisant semblant de lire quelque chose. Tiens, mais qui va là : ne serait-ce point THE Alain Justice évoqué à la raison 31, celui-là même qui annonçait son futur harakiri cinématographique au FFCF, un dépucelage doublé d’un pass gratos, une grosse boucherie. La discussion s’engage, ah c’est sympa de discuter avec des amis de KBP. Je suis un peu déçu qu’il ne me demande pas d’autographe (pour rappel : raison 25 ; je serai complètement disponible vendredi, samedi et dimanche, je vous attends). Il me dit qu’il a vu tous les films depuis le début. Pouah, je fais pâle figure avec ma disponibilité exclusivement nocturne. L’année dernière, on avait sympathisé avec une membre du Jury Poussin qui avait vu tous les films du FFCF 2010. C’était assez intéressant de voir, au fil des jours, les cernes se creuser, le teint tourner blafard, et les dents se jaunir. C’est ce que j’ai prédis à Alain Justice, mais vous pensez bien que ça ne l’a pas découragé. Un grand gaillard pareil qui apprend en même temps le Japonais et le Coréen. Même pas peur.
Alain Justice qui reçoit le trophée du Spectateur le plus assidu du FFCF 2011, bravo !
Bref. Nous nous sommes dirigés vers la séance des courts-métrages de Yoon Sung-hyun, le jeune cinéaste à l’honneur cette année, qui proposait : Boys (2008), Day Trip (2008), Drink & Confess (2009) et Banana Shake (2010). Les courts-métrages étaient globalement dans la place, et surtout il était intéressant de voir les thèmes récurrents dans les courts-métrages qui se retrouvent également dans son premier long métrage Bleak Night (voir plus bas). En particulier, Boys est pratiquement une espèce de pièce détachée de Bleak Night, comme pourrait l’être, pour un peintre, le croquis vis-à-vis du tableau : certains plans sont repris à l’identique dans Bleak Night, le thème des amitiés jalousées est soulevée, on fait face dans les deux à un personnage complètement refermé, et Alain Justice me faisait même remarquer que le grain de l’image est identique.
Bien vu, Alain !
Drink & Confess est très court et concept. Il s’agit d’un plan fixe composé de deux bouts de tables dans un bar. Dans le plan, on voit deux personnes assises qui se tournent le dos. L’objet du court est de les faire interagir au travers de l’espèce de barrière qui est visuellement constituée. Ça paye pas de mine, ce n’est pas cher à réaliser, et c’est astucieux : vraiment la quintessence d’un court-métrage. Banana Shake, qui est un des courts qui composent le film omnibus If you were me 5, la série de films qui réunit des réalisateurs prestigieux qui traitent chacun dans un court-métrage un sujet en lien avec la question des droits de l’homme (pour info, nous avions parlé il y a quelques temps déjà du premier If you were me, qui contient un court de Park Kwang-su, Face Value, et un autre de Park Chan-wook, N.E.P.A.L). Participer au projet « If you were me » a l’air d’être assez classe dans le game, donc Yoon Sung-hyun devait être plutôt content dans le genre. Banana Shake raconte l’histoire d’un immigré philippin qui travaille dans une boîte de déménagement. Il commet un larcin chez un de ses clients et un de ses collègues se trouve impliqué. Le court possède de belles couleurs vives, et est réalisé de manière particulièrement dynamique avec une caméra essentiellement portée, ce qui tranche avec le reste de l’œuvre qui (pour l’instant) emprunte plus volontiers les cimes apaisantes du plan fixe. Le seul défaut du court-métrage, paradoxalement, est d’être un peu long, ce qui a conduit à mon assoupissement à certains moments (c’est fou à quel point je raconte ma vie, JMS reviendra mettre de l’ordre dans tout ça). Enfin, Day Trip, le dernier court-métrage, qui a semblé un ton en-dessous. Deux amis ont l’intention de partir en voyage, mais leur ami ne se présente pas. Ils finissent par errer autour de leur quartier avant de tomber sur l’ancienne petite amie de l’un de deux, qui a eu un enfant. L’ancien boyfriend a un peu les boules de la revoir, mais pour être honnête je n’ai pas vraiment compris l’enjeu du film, donc je n’irai pas plus loin. En tous cas, et ça permettra d’introduire la suite, les courts-métrages ont en commun de mettre en scène la relation entre deux amis, et éventuellement les reconfigurations qui peuvent susciter des réactions négatives, telles que la jalousie. C’est assez étonnant de prendre ce thème des relations amicales.
Et figurez-vous que c’est la première question qui lui a été posée, par Pierre Ricadat, alors qu’il était venu à la fin de la séance pour répondre à quelques interrogations des spectateurs. Le réalisateur a répondu qu’il ne savait pas vraiment pourquoi, que c’était totalement inconscient dans la mesure où, à l’époque des courts-métrages, il s’était contenté de réaliser ce qui lui passait par la tête. Yoon Sung-hyun avait l’air plutôt timide, s’exprimait dans une voix étouffée et, jusqu’à un certain point, semblait orienter ses préférences vers la réponse lapidaire, de préférence fermée (cf. le « oui » tout sec qu’il a répondu à une question sur le lien entre le thème de la misère sociale et celui de l’amitié, qui appelait probablement à des développements un peu plus étayés, mais si je peux comprendre qu’elle ne l’ait pas fondamentalement réveillé). On a également appris qu’il admirait l’œuvre de Gus Van Sant (ce qui n’est pas trop étonnant à voir Bleak Night), de James Cameron (allez !) et de Brian de Palma (références à Scarface et L’Impasse dans Banana Shake). En outre, à la traditionnelle question sur les éléments qui l’ont poussé à devenir réalisateur, il a répondu « non ». Je rigole. Yoon Sung-hyun nous a dit que sa mère était une grande collectionneuse de VHS (notamment du grand millésime : Lynch, Hitchcock, de Palma), et que lorsqu’il était seul à la maison, il visionnait les cassettes en espérant que ce serait des films pornos. Ou le cercle vertueux de la branlette : d’un point de vue culturel, c’est sûr qu’Anthony Perkins a plus de chose à t’apprendre que Tabatha Cash.
Bon ce n’est pas tout mais le père Sung-hyun a également réalisé un long métrage. Eh bah dis donc, pour un premier long-métrage, c’est pas mal du tout mon petit Sung-hyun. Même si le sujet n’est pas tout à fait notre tasse de thé (i.e. drame lycéen), il est difficile de reprocher à Bleak Night d’être un film de couillon. Cette année, Peter Mullan a réalisé NEDS, un film qui traite de l’émergence des bandes dans l’Edimburgh des années 70. Sans traiter tout à fait du même thème, on peut tirer des ponts entre Bleak Night et NEDS : adolescence, impatience, solitude, énergie cinétique, sobriété. Sauf que Peter Mullan a 52 ans tandis que Yoon Sung-hyun en a 29. Faut croire que certains avancent plus vite. Yoon Sung-hyun raconte dans son premier long-métrage une histoire de trois copains de lycée (Ki-tae, Becky et Dong-yoon) qui finit mal. Hop hop hop, on vous voit arriver au galop : « finir mal » n’implique pas nécessairement une grosse baston au marteau et à la scie sauteuse dans une cave glauque maculée de jus de cerise. Bleak Night est un monde de violence intériorisée, erratique et parasitaire, dans les convenances feutrées de ce que la société des 14-19 ans admet généralement comme règle de base à la destruction psychologique (petits cafouillages discrets, coup de pression dans les toilettes, regards de travers). Ki-tae se suicide et son père, inscrit au registre des paternels en vadrouille, pris d’un soudain remord, décide de mener une espèce d’enquête parallèle à la Duchaussoy dans Que la bête meure, mais sans haine ni violence, pour comprendre ce qu’il s’est passé. Inévitablement, il se retrouve à questionner les amis proches de Ki-tae.
Bleak Night est à peu près un film de premier de la classe. Au bon sens du terme. C’est un peu l’histoire d’un mec qui s’est acheté des pompes grand standing et qui marche sur les talons pour ne pas abîmer le cuir de la pointe. C’est-à-dire : beaucoup d’application et de précaution. Le film fonctionne essentiellement sur le mode du flashback, à alternance passé-présent relativement soutenue, ce qui aurait pu présenter le risque d’embrouiller la pellicule, d’autant plus que les flashbacks portent sur des périodes proches temporellement. Or il n’en est rien, et il ressort de l’ensemble une espèce d’aisance propre à forger un style d’écriture en décalé, à la fois évasif et mélancolique, qui retranscrit les souffrances et états d’âmes des personnages avec une certaine forme de pudeur tout à fait intrigante. On garde du film une espèce de trainée de poudre un peu hypnotique où le partage entre les souvenirs et le présent n’est pas clairement établi. Cette sensation atteint son paroxysme à la fin du film lorsque le réalisateur fait transiter, sur une même séquence, sans coupure, un souvenir et la réalité ; d’ailleurs ce passage (une discussion entre Ki-tae et Dong-yoon) est tellement soigné qu’il fait figure de « botte secrète » ou « spécial combo » qui couronne le film, un peu le triple axel de Yoon Sung-hyun.
Donc globalement, Bleak Night donne l’impression d’être la dissertation d’un excellent élève qui donne ce qu’il faut et qui s’en garde sous le coude. La photo est ultra-léchée, le désaturé négligé grisâtre est appuyé juste assez pour fixer une sorte d’automne permanent sur le film. Signe de la maîtrise de la composition des cadres, la caméra est économe en mouvement. Ça donne l’impression de boire une longue tisane un dimanche aprem dans le Yorkshire. Paradoxalement, c’est un film assez relaxant, alors que le propos n’est pas des plus gais. Sans vouloir entrer dans les clichés du couple mature/naïf, Bleak Night ressemble quand même un peu à une sorte de film d’un vieux romantique parvenu au crépuscule de son existence, et qui se retourne sur un évènement qui a marqué sa jeunesse pour le raconter. La réalisation est épurée, là où un jeune premier aurait pu chercher à en mettre plein la vue. Ça fait un petit moment déjà que je (Sans Congo) ne supporte plus trop les plans dynamiques et vomitifs, à l’exception de Sunny, bien évidemment. De ce point de vue, Bleak Night est absolument reposant. Tellement calme qu’on a presque l’impression d’un petit courant d’air. D’ailleurs, lors de sa présence, Yoon Sung-hyun a expliqué qu’il avait mené des efforts incessants pour supprimer tout le superflu dans ce film, et garder les personnages sans aucune fioriture. En effet, on lui aurait reproché à une certaine époque de trop s’appuyer sur le bling bling cinématographique, ce qu’il a apparemment mal pris puisqu’il a passé plusieurs années sans écrire. En tous cas la rédemption par la simplicité a bien réussi dans Bleak Night.
Mais calme ne signifie pas vide. Bleak Night est d’une précision époustouflante. Yoon Sung-hyun se fait le digne héritier de la grande tradition réaliste du cinéma sud-coréen, tout en ménageant une marge de manœuvre au spectateur par la description volontairement évasive des faits. On a l’impression de se retrouver dans un roman du XIXe siècle avec les techniques de narration postmodernes. La justesse du propos est impressionnante, on dirait un film français bien fait. Chaque personnage ressemble à un élève qu’on a pu côtoyer au cours de notre scolarité. Les rôles correspondent absolument à ce qu’une cour de récréation a de plus pathétique à offrir. Le gros est un méchant, ça se voit. Les serpents à lunettes sont les serpillères qui tournent autour de la bande, sans se mouiller, mais en se mettant toujours du bon côté au cas où. Le beau gosse à succès redresseur de tort, mais un peu pathétique. L’ado complètement refermé au point de faire péter un plomb. Ki-tae (le plus intéressant, forcément), au comportement imprévisible, violent comme un con, et mal dans sa peau. L’insensibilité due aux effets de groupe aussi, lorsque le réalisateur filme un cafouillage dans un terrain vague, au milieu d’une bande stoïque.
Par ailleurs, le jeu des acteurs est tip top. On pourra notamment apprécier le caractère placide du père de Ki-tae, tout en retenue, joué par Jo Seong-ha, qu’on a pu apercevoir cette année dans The Murderer (rôle de parrain de mafia séoulite BCBG, par opposition au chef de meute chinois), mais surtout, et c’est à mon sens le point fort du film, l’apport tranchant de Lee Je-hoon, qui te rappelle que t’es pas dans le film de ta grand-mère, et qu’on reste en Corée du Sud, coup de pression et compagnie. Bon c’est vrai qu’on est un peu biaisé sur ce blog, on préfère les acteurs un peu moches, un peu flippants, un peu énervés. Mais malgré sa dégaine de jeune premier, Lee Je-hoon est un acteur de folie, tout simplement. Comment ne pas voir dans cette bouille bien mise un petit fond de Ryu Seung-beom, le dieu de la nonchalance et du foutage de gueule. Le poignet est souple, les kèches résonnent, les coups de pression s’enchaînent, l’incompréhension est manifeste, le mépris est total. Que dire de plus. Je-hoon a 27 ans, i.e. c’est un gars à suivre.
Bref, Bleak Night, c’est un peu retourner dans son quartier, et se rappeler de quelques conneries qui ont pu y avoir lieu. Les HLM tiennent la garde dans un espace immense, trop grand pour la petite bande de copains. La ligne de chemin de fer, un classique du cinéma sud-coréen, est le métronome du quotidien. En uniforme, des souvenirs de gamins tapent la balle de base-ball. Nation photo express. De temps en temps, la lumière perçante croise des regards vides. Chacun cherche à se débiner. Yoon Sung-hyun, qui a bien mérité de la patrie, vient réconcilier le chaudron. Même si le sujet ne m’a pas fondamentalement passionné, Bleak Night est un film très intéressant et agréable à voir.